Florian Sempey (Don Fernand d’Aragon), Roberto Lorenzi (Don Gaspar), Konu Kim (Leone de Casaldi), Lidia Fridman (la comtesse Sylvia de Linarès), Federico Benetti (le Moine), chœur et orchestre du Théâtre Donizetti, dir. Jean-Luc Tingaud, mise en scène : Francesco Micheli (Bergamo, 13/16/21.XI.2019).
Dynamic 37848. Notice et synopsis ital./angl. Pas de livret. Distr. Outhere.

En 1839, Donizetti compose pour le Théâtre de la Renaissance L’Ange de Nisida, sur un livret d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz. La banqueroute du théâtre empêche la création prévue l’année suivante. Donizetti recycle alors plusieurs pages de sa partition, principalement dans La Favorite (sur une intrigue similaire). La création de l’Ange attendra… 2018 : nous avons rendu compte ici même de la publication par Opera Rara du concert dirigé par Sir Mark Elder, résultant de l’édition critique reconstituée par Candida Mantica (alors agrémentée de quelques récitatifs et d’un prélude nouvellement composés par Martin Fitzpatrick, ajouts non repris ici). Nous espérions alors un passage à la scène de l’ouvrage ressuscité, et c’est la ville natale de Donizetti qui a franchi le pas la première. La production bergamasque comble-t-elle les attentes ?

Distinguée par un Prix Spécial Abbiati, elle ose un usage bouleversé des espaces : public en gradins sur la scène (et dans les loges), chanteurs au parterre (nu), orchestre dans la fosse mais tourné vers le plateau (le chef, près de la rampe, faisant face à la salle), chœur passant de la galerie (le plus haut niveau de la salle) au parterre ! Mais cette audace était fille de la contrainte : « les travaux, on sait quand ça commence, on ne sait jamais quand ça finit », et la rénovation du Teatro Donizetti accusait alors un retard de calendrier menaçant sa programmation. Plutôt que de se rabattre sur le plus petit Teatro Sociale, Francesco Micheli fit de nécessité vertu : ainsi jetés dans l’arène, scrutés circulairement par le public comme par les caméras, les acteurs jouent sans échappatoire. L’incarnation des personnages trouve une intensité également et continument répartie, ce qui n’est pas si fréquent. Les projections au sol de vidéos graphiques (élégantes et inventives) font décor ; les costumes de Margherita Baldoni mêlent astucieusement l’inévitable costume-cravate cloné à des volumes et imprimés de fantaisie (notamment à l’acte III, où explose soudain le faste de la cour). Le tout dessine une scénographie dont les idées clés sont le papier et sa fragilité, le tarot et son destin – pourquoi pas – et qui s’inscrit parfois brillamment dans son cadre (le lustre de salle illuminant le mariage : effet parfait). La seule déviance par rapport au livret (la mort de Sylvia, non plus naturelle mais causée par les sbires du roi) y est parfaitement amenée et plausible – même si elle amoindrit un peu le profil « angélique » du personnage en lui ôtant sa fin « mystique ».

On serait donc tout enclin à recommander cette première (et seule à ce jour) captation vidéo de L’Ange de Nisida… n’était une réalisation musicale largement en-dessous de celle qui nous fit découvrir l’œuvre à l’audio. La direction de Jean-Luc Tingaud n’y est pour rien : efficace et sensible, le chef est aussi parfaitement idiomatique dans ce Donizetti français, mais ne peut faire vibrer autant qu’on le souhaiterait certaines pages spectaculaires ou fiévreuses : il faut avant tout surveiller les décalages qui menacent sans cesse ici ou là, en raison de la disposition scénique périlleuse, d’une acoustique erratique… et d’une phalange dont les cordes font trop volontiers défaut. Les tempos sont donc sages plus souvent qu’à leur tour. « Donizetti français », a-t-on dit : c’est là le second écueil de la soirée, où seul un Florian Sempey sert idéalement la langue de Royer et Vaëz, talonné en cela par le très soigneux Konu Kim, le reste de la distribution allant, sur le plan de la diction, de l’exotique (le Moine) à l’incompréhensible (Sylvia), Gaspar faisant accepter son entre-deux par son seul panache vocal – plus volontiers tourné vers le côté noir de son personnage que vers sa dimension semiseria. Panache et demi concernant Florian Sempey, dont le roi Fernand possède une autorité qui en impose : français châtié, timbre plein, legato raffiné, intentions nuancées, chant magistral subliment la rencontre entre l’interprète et son personnage. Son duo avec Gaspar (acte III), où sa partie est dominante, est un grand moment de chant français, auquel seul manque le nerf d’un orchestre mieux réglé. En Leone, le ténor Konu Kim (1er prix Operalia 2016) peut charmer par ses qualités d’élégance (timbre clair, chant souple, français attentif, intentions sensibles) mais est vite dépassé par les exigences du rôle dans le haut-médium – et sanglote beaucoup. En Sylvia, la jeune Russe Lidia Fridman (23 ans alors) fait valoir un médium rond, mais au sein d’un chant générique, déroulé sans nuance ni couleurs, et parfois à la limite du soutien dans les moments les plus tendus. Ajoutons que la prise de son est irrégulière, frôlant parfois le hall de gare (le finale du III), et que la réalisation paraît débordée par trop d’angles de vue (travellings latéraux et plongées panoramiques s’ajoutent aux plans habituels, dans un montage qui nous ramène trop souvent au cadre de jeu, aux dépens de l’action elle-même).

On salue donc ce premier Ange de Nisida à la scène et l’exploit bergamasque d’une production qui, malgré des circonstances logistiques peu propices, tient agréablement son rang théâtral, tout en espérant que le catalogue vidéo s’étoffera bientôt d’une version musicalement plus heureuse – peut-être avec le même Fernand.

 

Chantal Cazaux