Stockhausen avait perdu, depuis une bonne douzaine d’années déjà, l’estime des tenants d’une avant-garde confinée dans le rejet du passé, quand il annonça, en 1978, que Le Voyage de Michael autour de la Terre (commande de l’Ensemble Intercontemporain) n’était qu’un extrait du deuxième acte d’une vaste composition dramatique en sept journées dont (l’archange) Michael, Lucifer, son double maléfique, et Eva, mère ou compagne, seraient les figures plus ambivalentes que des héros d’opéra, incarnées (ou doublées) qu’elles peuvent être par des chanteurs, des instrumentistes, des danseurs ou des acteurs. La composition devait être bouclée en une vingtaine d’années.

S’il est vrai que chaque nouvelle création de Stockhausen a toujours dérouté, voire déçu, à première audition, tant elle semblait contredire ou remettre en question l’acquis des œuvres précédentes, cette fois ses admirateurs les plus convaincus restèrent un peu sceptiques… Mais Stockhausen a tenu parole et le cycle, achevé en 2003, a été créé ici et là par fragments d’actes ou de journées – ainsi, en septembre/octobre 1988 le Festival d’Automne à Paris avait présenté Montag aus Licht (sans mise en scène) au Théâtre des Champs-Élysées et divers extraits lors de dix concerts salle Favart – mais on commençait à se résigner et à considérer Licht comme l’enveloppe virtuelle de dizaines de pièces autonomes pour diverses formations : du solo virtuose aux configurations orchestrales atypiques avec chœurs et dispositif électroacoustique de haut niveau, convoquant comédiens, mimes, danseurs, vidéastes, ingénieurs du son…

Pour aller jusqu’au bout d’un projet qu’on ne réduira pas à un fantasme mégalomaniaque, Stockhausen avait émis l’idée d’un phalanstère (extension de sa demeure artistico-familiale de Kürten) dont les membres voueraient leur vie à offrir à longueur d’année d’idéales interprétations des sept journées de Licht… Un rêve, certes, mais tandis que Georges Pompidou avait offert à Boulez, en échange de son retour à Paris, l’Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique (l’IRCAM richement doté), le pays de la Hausmusik se contenta de rire au nez de son compositeur le plus visionnaire qui, comparativement, travaillait avec des bouts de ficelle.

Et alors… alors ? Zorro est arrivé, comme dit la chanson ou, plus prosaïquement, Maxime Pascal, directeur musical de l’orchestre Le Balcon, un ensemble à géométrie variable qui, dès sa création en 2008, s’est imposé comme le plus imaginatif et le plus rigoureux qui soit. À l’affût des relations intimes entre la musique et le geste, il a trouvé chez Stockhausen matière à pousser fructueusement le perfectionnisme au seuil de ses limites extrêmes. Après avoir donné des fragments de Donnerstag aus Licht, Maxime Pascal décida d’affronter l’œuvre complète dans une production plus littéralement fidèle aux prescriptions du compositeur que celles qui tentent d’en gommer les naïvetés par des roublardises de second choix.

L’accueil réservé à cette réalisation exemplaire – historiquement informée auprès de créateurs – dont la scène de l’Opéra-Comique eut la primeur en novembre 2018, fut le point de départ d’une entreprise dépassant toute espérance : aller au bout de la semaine d’ici 2024. En juin 2019 ce fut le tour de Samstag aus Licht – journée placée sous le signe de Lucifer – aussi mémorable visuellement que musicalement, dans la grande salle comble de la Philharmonie pour les deux premiers actes, puis dans une église proche pour le dernier.

Le 24 octobre 2020, toujours à la Philharmonie, dans le cadre du Festival d’Automne (qui s’est engagé pour les années à venir) c’est Dienstag aus Licht qui, après un puissant prologue où s’affrontent deux ensembles de cuivres – les trombones de Lucifer face aux trompettes de Michael – rappelle avec Jahreslauf (première pierre de Licht, datant de 1977) jusqu’à quel point Stockhausen peut plonger dans la perplexité, voire désespérer, ses admirateurs les plus convaincus. Car non seulement cette Course des années (symbolisée par les performances de quatre athlètes et les commentaires des arbitres) que Lucifer tente d’arrêter par des interventions comiques (?) n’est pas plus passionnante que les pires spectacles d’affrontements ludiques dont la télévision de papy avait le secret, mais encore l’oreille peine à s’accrocher à une nourriture un peu consistante. Reste, comme toujours avec Stockhausen, la possibilité d’en juger très différemment à la seconde écoute.

La seconde partie, en revanche, passionne de bout en bout. En premier lieu le combat (aérien entre des avions en feu dont les images, projetées au plafond de la salle, suggèrent sans distraire) des deux archanges qui verra la victoire de Lucifer, plonge l’auditeur dans une trame électroacoustique d’une densité à la fois fluide et inextricable : puissante sans être assourdissante, insaisissable mais entraînante, monolithique sans lourdeur et riche d’une infinité de détails comme une plongée dans un gouffre étoilé.

Le sublime reste à venir avec l’immense déploration d’Eva sur la dépouille de Michael. Près d’une heure durant, la voix de soprano (Léa Trommenschlager) et celle de la trompette (Henri Deléger), les mots et les sonorités instrumentales s’associent, se répondent, se rejoignent pour se distendre, se caressent avec une émotion subjuguante. À ce point qu’à l’ultime extinction de l’ultime pianississimo on en voudrait presque aux mains alentour, trop pressées d’applaudir.

Gérard Condé


17 novembre 2021 : Montag aus Licht à la Philharmonie de Paris.  


Photos : Élise Lebaindre