Helena Juntunen (Gertraud) et Daniel Brenna (Görge)


« Rien ne presse, Zemlinsky peut attendre », avait écrit Schönberg, n’imaginant sans doute pas que le purgatoire durerait près d’un demi-siècle. Et si la redécouverte du compositeur, au début des années 70, s’est peu à peu transformée en reconnaissance globale et en réinscription durable au répertoire de certains de ses opéras (Une tragédie florentine, et Le Nain surtout) comme de sa production symphonique, maintenant que l’intégralité de son œuvre est enregistrée et régulièrement jouée de par le monde, on avait cependant hâte de découvrir enfin autrement qu’au disque le troisième de ses ouvrages lyriques : Der Traumgörge, avec lequel l’Opéra national de Lorraine a ouvert sa saison, offrant ainsi la création scénique de l’œuvre en France pour quatre représentations, avant qu’on puisse retrouver la même production à Dijon à partir du 16 octobre.

Si cette attente de la reconnaissance a duré longtemps pour le compositeur, pour Der Traumgörge, le cas fut plus singulier encore. Accepté et mis en répétitions par Gustav Mahler pour une création à l’Opéra de Vienne durant la saison 1907-1908, il se vit refuser la scène, après la démission du fameux directeur, par son remplaçant, Felix Weingartner. Et les efforts de Zemlinsky, qui avait lui aussi quitté en 1911 l’institution viennoise où il excellait comme « certainement le meilleur chef d’orchestre vivant » selon Schönberg, pour prendre bientôt la direction de l’Opéra allemand de Prague, ne permirent pas d'y monter son opéra du fait de la déclaration de guerre en 1914. Par la suite, entre sa position vilipendée par les nazis à la Kroll-Oper, son exil en Autriche en 1933, son départ en 1938 et sa disparition en 1942 à New-York, tout fit que l’œuvre, oubliée, pas même éditée, égarée, ne fut effectivement créée qu’en 1980 à Nuremberg. On découvrit alors la manière d’un Zemlinsky de 36 ans, avant qu’il ne propose bientôt sur des livrets de Wilde, Klabund ou Gide des drames autrement incisifs.

L’univers de Görge est onirique, certes, féérique même, mais aussi autobiographique : c’est Alma Schindler, l'élève adorée de Zemlinsky, qui devint bientôt l’épouse de Gustav Mahler, qu’on retrouve au travers de l’amour de Görge pour une princesse découverte en rêve, qu’il finira par trouver, dans la vie réelle, en Gertraud, une pauvre fille réprouvée par la société des pauvres paysans, que dans son impuissance à réaliser ses rêves cet anti-héros côtoie. Antagonisme qui lui fera prendre conscience d’un bonheur possible de propriétaire bienfaiteur avec une épouse prête à partager avec lui réussite sociale accomplie et joie de l’imaginaire. Le livret, signé Leo Feld, n’est de fait pas un chef-d’œuvre, et avec ses bons sentiments un peu simplistes, peine à susciter en partage l’admiration que l’on voue aussitôt à la musique. Schönberg - encore lui - n’avait-il pas écrit en 1921 : « Zemlinsky ne commencera d’être reconnu comme un maître, ce que son talent justifie, que lorsque son librettiste aura su toucher le public » ? Ce qui devint réalité avec les livrets inspirés d’Oscar Wilde. Quinze ans plus tôt, Der Traumgörge ressortit sans le magnifier au genre du Märchenoper (l’opéra conte de fées), qui de Humperdinck (Hänsel und Gretel, Königskinder) à Siegfried Wagner, de Strauss avec sa Femme sans ombre à Schreker en ses premières réussites, eut son heure de gloire au tournant du siècle, pour s’effacer devant le réalisme outré du vérisme puis la modernité de la Zeitoper façon Weill. C’est la seule faiblesse de cet opéra plus enchanteur par sa partition que par son livret. Et c’est bien l’orchestre qui s’impose comme le meneur de jeu, même si pour des raisons de distanciation, Nancy a choisi de donner dans la fosse une version pour orchestre de chambre, réalisée par Jan-Benjamin Homolka, qui avait déjà produit la version de chambre du Nain pour l’Opéra de Lille en 2014. Voici donc Görge le rêveur allégé non des moires somptueuses du compositeur, orchestrateur hors-pair, mais de sa formidable puissance sonore dans la version initiale à 90 musiciens. Marta Gardolińska joue sans la moindre hésitation de cette relation nouvelle entre puissance et intimité, l’expressivité restant la même à travers l’éclaircissement de la masse sonore, grâce à une battue attentive à conserver d’abord l’opulence des phrases au lyrisme extatique et la palette de couleurs évanescentes du premier acte face aux rythmes plus marqués par les soubresauts des rapports humains du deuxième, pour culminer dans une scène finale qui n’a rien à envier aux splendeurs d’un Strauss et d’un Schreker en matière de rutilances exacerbées.

À pareil bain de sons, il faut marier alors des voix de tout premier ordre, et c’est ce qu’a réussi Nancy, avec des seconds rôles parfaitement tenus, et des premiers plans de haut niveau : la superbe basse d’Andrew Greenan, le lumineux baryton d’Allen Boxer, les sopranos un rien pincé de Susanna Hurell et plus charnu d’Aurélie Jarjaye sont des réussites réelles. Daniel Brenna, déjà entendu en Siegfried à Metz voici quelques années a pris de l’embonpoint et de l’ambitus. Il n’a aucune difficulté à soutenir l’ample rôle de ténor héroïque que réclame Görge, tout en jouant pour sa part de rêve d’un timbre ductile et parfaitement mené. Quant à Helena Juntunen, fréquente à Nancy, et dont on avait salué l’exceptionnelle Salomé avec Olivier Py à Strasbourg en 2017, elle a pour la Princesse immatérielle, comme pour Gertraud la terrienne, les accents d’un grand soprano lyrique que rien n’effraie dans une écriture à la fois tendue et voluptueuse. Un sans-faute donc, qui fait de cette représentation un enchantement sonore.  

Certains auraient profité d’une œuvre autobiographique qui oppose propriétaires nantis et jacqueries potentielles, rêves et pragmatisme, pour oser les transpositions hasardeuses. Laurent Delvert se contente de dérouler sobrement le conte sur un plateau nu fendu d’un petit canal rectiligne qui suffit à structurer le récit, et c’est bien suffisant. Dommage que la volonté de plonger les deux premiers actes dans la pénombre pour mieux jouer à l’Épilogue positif du contraste avec un ciel bleu, symbole de bonheur réalisé, rende la chose vraiment trop uniforme. Cela n’a en rien entaché le plaisir musical.

 

Pierre Flinois



Photos : Jean-Louis Fernandez