Mari Eriksmoen (Solveig)
Henrik Ibsen, en écrivant Peer Gynt, une pièce à lire, entendait régler ses comptes d’écrivain sans succès avec le Norvégien moyen, qu’il haïssait au point de s’exiler pour des années en Italie, où la gloire internationale finit par le rejoindre. Le portrait qu’il dressait ainsi de son anti-héros est en effet redoutablement corrosif : affabulateur, menteur, lâche, égoïste, renfermé sur ses certitudes nationales, Peer est un vrai troll qui, après une longue errance parmi les montagnes de Norvège et les pays lointains, finira par trouver la rédemption chez Solveig, la jeune femme amoureuse qu’il a abandonnée, mais qui l’attendra jusqu’à ce qu’il vienne la retrouver et mourir. Seul personnage lumineux de ce théâtre chimérique autant que réaliste, qui est aussi questionnement philosophique, Solveig, à qui Grieg réserve quelques pages parmi les plus prenantes de la musique que lui avait commandée l’écrivain pour porter son texte à la scène, n’en reste pas moins très peu centrale dans l’immense déroulé des folies du héros.
C’est elle qui a cependant attiré Calixto Bieito, qui a voulu l’envisager avec un regard contemporain, à l’inverse de celui, plutôt machiste, du XIXe siècle. Victime toujours, mais qui va pouvoir exprimer cette constance très partagée par les femmes qu’est l’attente de l’aimé, séducteur, inconséquent, infidèle. Un regard féministe, que Karl Ove Knausgård a écrit, non comme une variante de Peer Gynt, mais comme un texte autre, parallèle, d’une femme contemporaine, abandonnée, comme Solveig, mais capable de s’exprimer sur cet abandon, d’en faire un don de soi aux autres. Sous le titre Les oiseaux du ciel, il sert de livret parlé à cette reconstruction musicale, qui réorganise onze numéros de la musique originale de Grieg, en lui ajoutant deux psaumes a cappella, un troisième chœur (Ave Maris Stella), et deux mélodies (« Un chant d’oiseau » et « Dernier printemps »).
Une œuvre courte, d’environ 75 minutes, mais forte, qui requiert surtout une interprète capable de tenir la scène, de son corps et de sa voix parlée, tout en assumant les deux chants de Solveig, dont la fameuse Chanson universellement connue, comme une grande part de ces extraits de Peer Gynt. C’est le cas de Mari Eriksmoen, dont le physique magnétique comme la voix somptueuse pour le parlé comme pour le chanté sont un enchantement, seule exposée en scène, vêtue de blanc, installée sur une chaise blanche dans un cube de 5m d’arête, symbole d’enfermement, aux faces tendues de blanc pour recevoir les projections d’un contexte vidéo qui montrera ses expressions démultipliées autant qu’agrandies, mais aussi la nature scandinave (des ramiers, un rapace, un daim, un hibou, fascinants dans leur lenteur à vivre), mais aussi la vieillesse (Ase, la mère, visage de rides, corps fatigué, pleurs et sourire, son propre devenir peut-être ?) et l’enfance (de la tête d’un nouveau-né couvert de caresses au visage joyeux ou figé d’un enfant, son enfant, ou elle-même, qui sait ?). Difficile de ne pas succomber à toutes ces présences, construites par un texte qu’Anders Beyer, à l’origine du projet pour le Festival de Bergen, nomme « Exulter jusqu’au ciel, triste à en mourir » pour en exalter la mélancolie et la respiration volontairement liée à Kierkegaard, et que Calixto Bieito a su mettre en respiration commune, sans une once de provocation, hors celle que représentent la vie, la nature, la foi, l’espérance, l’amour, si interrogateurs aujourd’hui... et que Sarah Derendinger a su entourer de ses vidéos somptueusement naturelles. Derrière ce cube, foyer d’un visuel magnétique, dans la pénombre, œuvre l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, dirigé par Eivind Gullberg Jensen. Est-ce le recul, derrière ce quasi-écran blanc, ou le parti du chef ? Il est retenu, discret, soulignant la délicatesse et le raffinement de l’écriture plus que le côté ronflant de ces numéros si célébrés au concert symphonique. C’est presque une surprise, qui souligne encore le parti cohérent de la mélancolie assumée de l’œuvre nouvelle, et permet par son fondu d’accepter que le texte parlé lui soit surimprimé, en osmose, comme en un mélodrame opératique. Quant aux chœurs de l’ONR, répartis de chaque côté du cube, leur projection plus directe leur donne une présence plus forte, que magnifient les solos d’un beau baryton du chœur, Laurent Koehler.
S’il faut alors émettre une seule réserve, c’est celle qu’impose la problématique de la langue : le norvégien, incompréhensible de la majorité des spectateurs de l’ONR, est donc surtitré - c’est heureux, autant que nécessaire - mais oblige à lever les yeux pour suivre le contenu et comprendre l’importance du texte, quittant la densité du spectacle instant après instant. C’est la logique d’une production norvégienne invitée, certes. Mais la limite de son impact aussi : sa force serait plus grande encore si l’on avait pu l’offrir en traduction française. Mais cela nous eût privé d’une merveilleuse interprète, qui porte en elle tout le spectacle… Dilemme cornélien, en fait ! Serait-on un éternel insatisfait ?
Pierre Flinois
Mari Eriksmoen (Solveig)
Photos : Thor Brødreskift/FiB