Jonas Kaufmann (Otello), Federica Lombardi (Desdemona), Carlos Álvarez (Iago), Virginie Verrez (Emilia), Liparit Avetisyan (Cassio), Carlo Bosi (Roderigo), Riccardo Fassi (Lodovico), Fabrizio Beggi (Montano), Gian Paolo Fiocchi (Un Héraut), Chœur et Orchestre de l’Académie nationale Sainte-Cécile, dir. Antonio Pappano (2020).
Sony 19439707932. Notices et synopsis trilingues (dont franç.), pas de livret. Distr. Sony.
Comme Tristan, Otello est pour les ténors l’un de ces rôles absolus, horizons d’une carrière et d’une voix : l’aborder à la scène et le graver pour l’histoire sont un défi, tant par la difficulté de tessiture et d’endurance qu’ils représentent que par la cohorte de fantômes légendaires à laquelle ils obligent à se mesurer. Le Tristan de Jonas Kaufmann – sans doute le ténor qui aura le plus focalisé l’attention et les aspirations du monde lyrique en ce début de XXIe siècle – joue encore au chat et à la souris avec le public (il en a abordé l’acte II en concert à Boston en 2018 ; l’acte III y était programmé en avril 2020, mais la crise du Covid-19 a eu raison de lui ; l’intégrale scénique est néanmoins espérée au Festival de Munich 2021, avec l’Isolde d’Anja Harteros). Mais son Otello est désormais bien connu, depuis sa prise de rôle à Londres en 2017. Alors capté par la caméra dans le feu de la scène (DVD Sony), le voici patiné à l’ombre des micros de studio, avec pour maître d’œuvre le même chef, complice de longue date du chanteur : rien qu’au disque, on leur doit ensemble une Madame Butterfly (Warner 2008) et une Aida (Warner 2015), un récital vériste (Verismo Arias, Decca 2010) et un récital Puccini (Nessun dorma. The Puccini Album, Sony 2015) ; quant au DVD, outre Otello, il a fixé le souvenir de leurs Carmen (Decca 2008), Tosca (Warner 2012), Don Carlo (Sony 2014), Manon Lescaut (Sony 2015) et Andrea Chenier (Warner 2016).
Passant de la fosse londonienne du ROH Covent Garden à « son » Accademia Santa Cecilia romaine (ici rutilante), Antonio Pappano maintient sa direction vigoureuse et généreuse pour cette intégrale réalisée en juin 2019. La fougue théâtrale est soigneusement entretenue, selon un arc sans rupture ni baisse de régime, sachant aussi le détail instrumental raffiné, et en permanence à l’amble d’un chant partagé. L’Otello de Kaufmann se pare des singularités de son timbre barytonnant aux moires sombrées et de l’infinie musicalité de l’artiste : les éclats fauves sont assouplis par la sécurité du studio, la potentielle fragilité des mezza voce fait l’effet d’un allégement irréel, la folie meurtrière du personnage implose plus qu’elle n’explose, dans une tension presque physiquement douloureuse. Comment comprendre alors (sinon par la volonté de surjouer la carte d’un interprète phare) qu’on associe cet Otello mâle et mûr, qui plus est paré de l’aura d’un ténor starifié, à une Desdemona qui effectue ici sa prise de rôle ? Federica Lombardi ne démérite certes en rien, son chant est élégant, fluide et stylé, mais il peine à exprimer un engagement dramatique autre que sage et prudent, sans l’expérience de la scène pour l’aider à débrider ses élans et ses émotions : sa réaction après le « A terra, e piangi ! » est d’une placidité coupable. Et l’on aimerait un peu plus de chair à son bas-médium, assez léger. En revanche, le Iago de Carlos Álvarez fait d’autant plus son effet qu’il se garde d’en rajouter : parfaitement idiomatique en ce rôle qu’il fréquente depuis longtemps et ce langage verdien qu’il a fait sien, le baryton louvoie, sinue, joueur ou serpentin, et même si le timbre accuse désormais les décennies d’une longue carrière, le personnage est là, sans besoin d’image pour convaincre ni d’outrances noires pour mener le jeu. Impeccables comprimari, juste ce qu’il faut d’effets sonores (le coup de canon annonçant les ambassadeurs vénitiens), une spatialisation des voix qui crée un vrai théâtre auditif, des chœurs splendides complètent cette réalisation de haute qualité, belle intégrale moderne à laquelle manque seule une Desdemona plus incarnée.
Sortie le 12 juin.
Chantal Cazaux