Tassis Christoyannis (Jephté), Chantal Santon Jeffery (Iphise), Judith van Wanroij (Almasie, la Vérité), Thomas Dolié (Phinée), Zachary Wilder (Ammon), Katia Velletaz (Terpsichore, Vénus), Purcell Choir, Orfeo Orchestra, dir. György Vashegyi (2020).
Glossa 924008 (2 CD). 2h22. Notice en français. Distr. Harmonia Mundi.
Jephté (1732) est l’unique tragédie lyrique laissée par Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737), surtout passé à la postérité pour ses cantates et concerts pour flûte(s). Il s’agit aussi de la seule dont le sujet soit tiré des saintes écritures : une particularité qui en entrava la création durant douze ans, si l’on en croit l’auteur. Mais cette création fut si triomphale que l’ouvrage fut repris durant les trois saisons suivantes, puis régulièrement jusqu’en 1761, totalisant une centaine de représentations en trente ans. Le style de l’œuvre et son succès décidèrent Rameau à s’adonner lui-même à l’opéra – employant pour son premier essai, Hippolyte et Aricie (1733), le même librettiste, l’abbé Pellegrin. Le drame brossé par ce dernier est habile, mais, comme le livret d’Hippolyte, fort prolixe : on se serait bien passé, par exemple, des bergeries de l’acte IV. Sur ce long texte, Montéclair a greffé une partition dense, remarquable par son instrumentation (les airs de Jephté), ses effets de masse et de contrepoint (la scène de l’Arche d’alliance) et son lyrisme (les parties d’Iphise, la fille de Jephté, et d’Almasie, son épouse).
Si, en 1992, William Christie gravait la première édition de l’ouvrage, Vashegyi opte, lui, pour son ultime mouture, celle de 1737. Les différences entre les deux versions ne sont guère déterminantes : en 1737, l’acte V se fait plus bref et le coloris plus dépouillé (la belle aria d’Iphise « Malheureux un cœur » perd son contrechant de hautbois). Sans doute s’agissait-il plutôt, pour le chef hongrois, d’éviter le doublon. On n’étonnera personne en disant que sa lecture est plus dramatique et contrastée que celle de Christie : il suffira de comparer les deux chaconnes (III, 6), tendre chez Christie, théâtrale chez Vashegyi. Les temps forts ressortent avec davantage d’évidence chez ce dernier (merveilleuse entrée de la Vérité, au Prologue, saisissante ouverture des flots du Jourdain, à la fin de l’acte I), au prix, parfois, d’une certaine froideur (les mélodies respirent davantage chez Christie), d’un certain didactisme (l’opposition assez mécanique des continuos, dans la scène de la reconnaissance). Avec ses basses mordantes, l’Orfeo Orchestra l’emporte en puissance sur Les Arts Florissants dont le chœur, néanmoins, possède une rondeur que n’a pas le Purcell Choir. Est-ce dû à sa fréquentation de rôles de plus en plus tendus (récemment Posa de Don Carlo et le rôle-titre de Wozzeck à l’Opéra d’Athènes), la voix de Christoyannis paraît d’abord asséchée, ternie, mais, à mesure que le drame avance, son éloquence et son art des nuances prennent le dessus. Pareillement, le soutien flottant de Santon Jeffery agace avant que l’émotion ne l’emporte, à l’acte IV. Van Wanroij campe une tranchante Almasie, Dolié un spectaculaire Grand Prêtre, tandis que Wilder se montre nettement plus vibrant, en français et dans la tessiture aiguë du fiancé d’Iphise, que dans la récente Almira de Haendel. En somme, une belle réalisation, à laquelle il n’a manqué – pour lui conférer un supplément d’âme – que l’expérience de la scène.
Olivier Rouvière