Jennifer Zetlan (Jane Eyre), Ryan MacPherson (Edward Rochester), Thomas Meglioranza (Roderick Ingram/St. John Rivers), Jessica Thompson (Mrs. Ingram/Diana Rivers), Katrina Thurman (Blanche Ingram), Kimberly Giordano (Mrs. Fairfax), Adam Cannedy (Richard Mason/Mr. Briggs), Jessica Best (Mary Rivers/Bessie), David Salsbery Fry (Mr. Wood), Orchestra of the League of Composers, dir. Louis Karchin (2017).
Naxos 8.669042-43 (2 CD). Notice et livret en anglais. Distr. Outhere.
Louis Karchin figure sur la longue liste des compositeurs d’outre-Atlantique dont le nom est à peu près inconnu en Europe. Son opéra Jane Eyre (2010-2014) révèle une musique qui peut sembler assez conventionnelle, voire académique, mais qu’une certaine efficacité dramaturgique et une écriture vocale pertinente incitent à écouter avec bienveillance.
Assez largement traité en rimes, le livret de Diane Osen d’après Charlotte Brontë ménage de nombreux airs qui donnent une appréciable consistance aux personnages sans trop grever la dynamique de l’opéra. Si certaines situations semblent parfois artificielles (lors de la première scène, Jane s’épanche, en plein incendie, sur son enfance difficile), les chanteurs sont assez convaincants pour que l’on entre dans leur jeu. Porté avec un total engagement par Jennifer Zetlan et le ténor Ryan MacPherson, le duo principal Jane Eyre / Rochester évolue avec aisance dans une vocalité dont les ressorts, bien que redevables à Wagner, Mahler ou Strauss, se tendent volontiers jusqu’à un idiome plus debussyste. Dans ce contexte peu novateur, le moment où Rochester se travestit – voix y compris – en diseuse de bonne aventure tzigane apparaît comme le plus original de tout l’opéra.
Dans la famille Ingram, c’est Blanche, la fille, qui bénéficie du rôle le plus développé, auquel Katrina Thurman confère à la fois douceur et détermination, surtout lorsqu’elle se fait le reflet zélé de son éducation puritaine. Malgré une légère rigidité vocale, Kimberly Giordano (encore une soprano…) fait de la gouvernante Mrs. Fairfax une personnalité assez émouvante. Prenant à cœur la différenciation de leurs rôles, les interprètes doublement dotés arrivent parfois à offrir également une double personnalité vocale. Ainsi, le Briggs du baryton Adam Cannedy vibre plus amplement que son Mason, comme la Bessie de la mezzo Jessica Best, qui n’intervient que très ponctuellement, semble vocalement plus libre que sa Mary. Le pasteur St. John Rivers, qui a bien davantage le temps de s’exprimer qu’un Roderick Ingram plutôt anecdotique, se montre d’abord assez froid – et Thomas Meglioranza semble alors vocalement un peu terne –, y compris dans son duo pourtant ardent avec Jane, avant d’exulter lorsque cette dernière décide de partager l’héritage dont elle vient tout juste de se découvrir bénéficiaire.
La large palette harmonique dont se dote le compositeur apporte certes une large variété de climats, mais aussi un certain éclectisme stylistique proche par moments de l’esprit du pastiche (de Bach aux symphonistes américains et à Stravinsky, en passant par Mendelssohn, Bruckner et Debussy), sans que Karchin semble pourtant adopter délibérément une posture référentielle. Cette musique orchestrale volontiers narrative voire illustrative, parfois emphatique – comme cette fin triomphale dans un ré bémol majeur ronflant – mais défendue avec conviction et énergie par le compositeur lui-même à la tête du jeune et pour le moins confidentiel Orchestre de la ligue des compositeurs, serait-elle parodique ? La réponse est très probablement négative, mais un infime doute résiduel suffit à pimenter l’écoute.
Pierre Rigaudière