C’était il y a onze ans. L’Opéra de Paris, alors dirigé par Gérard Mortier, offrait à Philippe Boesmans la création de son cinquième opéra, au Palais Garnier. C’était aussi le quatrième opus - et le dernier, vu la disparition de Luc Bondy en 2015 - du tandem Boesmans / Bondy, après Reigen, Wintermärchen et Julie. Il renouvelait encore une fois l’univers musical si personnel de son auteur. Julie traitait magistralement du désir. Yvonne, adaptée par Bondy de la première pièce de Witold Gombrowicz, brûlot écrit en 1938, traite, elle, de l’antipathie, du dégoût, du rejet, pour montrer à quel point la laideur peut fasciner. Dans une cour royale pétrie d’ennui, un prince choisit, par défi, d’épouser un laideron inexistant et mollasson. Ce qui est au départ provocation presque potache déstabilisera l’ensemble d’un corps social en équilibre précaire, libérant les pires pulsions, jusqu’à ce que la cause involontaire de cette perturbation soit volontairement éliminée, par un meurtre drolatique.
La charge est redoutable autant qu’irrésistible car, si crédible dans son horreur, si propre à exposer la lâcheté, la veulerie, la cruauté, la bassesse des instincts, elle n’en est pas moins d’un humour dévastateur. Sur pareil terreau, la dimension d’ironie noire qui parcourt toute l’œuvre lyrique de Philippe Boesmans, jusque dans les plus sombres tragédies, trouve ici une nouvelle opportunité de s’imposer. Les formes déstructurées en perpétuelles transformations du compositeur belge, épices grinçantes et poivrées, jamais empoissées, soulignent d’une grimace permanente et insidieuse un propos qui demande la légèreté de touche, et non l’insistance indigeste. Mais si cette légèreté de ton est ici effective, le côté narquois de l’œuvre reste finalement trop mesuré, trop tenu, trop intime, pour rendre au texte son explosivité : Yvonne est une œuvre complice, et non une claque. Reste à y entrer, ce qui n’est pas si facile. Et contrairement à Reigen qui continue un parcours prolifique sur nombre de scènes internationales, Yvonne, comme d’ailleurs les autres adaptations lyriques qu’en ont réalisées Boris Blacher, Marcus Lobbes et Zygmunt Krauze avant Boesmans, n’a pas rencontré depuis sa création pareil succès. Sa reprise est donc bienvenue pour en apprécier à nouveau le sel comme l’impact, qui n’ont pas pris une ride.
Seule survivante de la distribution originale, Dörte Lyssewski, la grande actrice allemande, qui fut, tout aussi silencieuse, l’Andromaque des Troyens mis en scène par Herbert Wernicke à Bastille, reste l’Yvonne ectoplasmique qu’elle était, comme invertébrée et absente, mais capable de toutes les distorsions physiques, quand son mutisme n’en fait pas moins exploser les très rares mots qu’elle lance avec la force d’une bombe. Face à ce monument de théâtre pur, la troupe, entièrement française, ne démérite en rien, tant chant et jeu sont intrinsèquement mêlés en des compositions parfaites. Laurent Naouri, pourtant annoncé en méforme, ne fait qu’une bouchée de la causticité et de la prétention du roi Ignace, parfaitement déjanté, tandis que Béatrice Uria-Monzon rend à la reine Marguerite ce grain de folie qui donne un côté presque sympathique à sa relative indignité de femme perdue et délaissée jusque dans son court air pastiche de Gounod. Le Prince de Julien Behr est presque trop retenu dans l’élégance de son chant, mais montre bien vite son caractère buté et inconsistant, tandis que le Chambellan de Jean Teitgen s’affirme comme un roc vocal d’une profondeur incontournable. L’Innocent de Guilhem Worms, les Amis du prince Loïc Félix et Christophe Gay, l’Isabelle d’Antoinette Dennefeld sont tous parfaitement campés et chantés. Et tous ont fidèlement repris les codes de la production de Bondy, qui semble inchangée dans le détail comme dans le global de sa charge.
Quant à Susanna Mälkki, fêtée par l’orchestre aux saluts, elle distille avec une rigueur et une précision parfaites l’insidieux mordant de cette partition de conversation, voguant entre récitatifs et fragments de citations improbables, courant de l’opérette à l’opéra baroque, pour susciter chez l’auditeur des renvois permanents à la mémoire inconsciente, et l’impression d’un détournement permanent d’une tradition opératique française parfaitement maîtrisée.
Pierre Flinois
Laurent Naouri (le roi Ignace), Dörte Lyssewski (Yvonne) et Jean Teitgen (le Chambellan)
Photos : Vincent Pontet