Njabulo Madlala et Michel De Souza (les jumeaux Aswini), Susanna Hurrell (la princesse Sukanya), Keel Watson (le roi Sharyaati), Eleanor Minney (l’Amie de Sukanya), Alok Kumar (Chyavana), M Balachandar (mridangam et konnakol), Rajkumar Misra (tabla), Parimal Sadaphal (sitar), Ashwani Shankar (shehnai), Pirashanna Thevarajah (ghatam, morsing et konnakol), London Philharmonic Orchestra, BBC Singers, dir. David Murphy (live 2017).
LPO-0115 (2 CD). 1h28. Notice et livret en anglais. Distr. Outhere.
L’utopie d’une fusion organique des traditions musicales occidentale et orientale a la peau dure. Si certains compositeurs ont pu approcher un métissage fertile – on pense notamment à Takemitsu – il y a de quoi s’étonner qu’un aussi fin musicien que Ravi Shankar, qui avait déjà pu dans les années soixante entrevoir les limites de l’entreprise lors de sa rencontre, devenue mythique, avec Yehudi Menuhin, espère accomplir une telle fusion avec des moyens musicaux aussi limités que ceux qu’il met en œuvre dans son opéra Sukanya. Le fait que la composition inachevée ait été complétée par David Murphy, avec le concours de… Sukanya et Anoushka Shankar n’est assurément pas la cause de ses faiblesses.
Disons-le clairement : Sukanya, qui tient plutôt de la comédie musicale kitsch, fonctionne très mal en tant qu’opéra et échoue totalement dans la synthèse musicale orientalo-occidentale. Passons rapidement sur le livret d’Amit Chaudhuri, dramaturgiquement très pauvre, clouant au sol toute velléité d’action scénique au profit de longues stases qui, si elles ont pu alimenter en scènes chorégraphiées et en plages musicales le spectacle dont on entend ici la captation audio, condamnent l’opéra.
Viennent ensuite les incompatibilités musicales fondamentales, défi devant lequel il aurait été plus sage de reculer. Tout va encore bien pendant les quelques minutes de l’alap introductif joué au sitar puis rejoint par le hautbois shehnai. Mais dès qu’entre l’orchestre – un London Philharmonic Orchestra sous-employé du début jusqu’à la fin –, on saisit l’impossible compromis entre le tempérament égal occidental et le système de hauteurs du râga indien. Plus rédhibitoire encore, le fossé qui s’ouvre entre la monodie sur bourdon, consubstantielle au râga, et les textures polyphoniques ou harmoniques qu’appelle l’orchestre occidental. Ravi Shankar a eu la présence d’esprit d’éviter l’une comme l’autre, mais lorsqu’il les tente sporadiquement, le résultat – les voix des jumeaux Aswini ou de Sukanya et son amie dans un parallélisme de tierces ou sixtes tout droit sorti du bel canto, une terne oscillation orchestrale entre tonique et dominante – tourne au fiasco, et laisse une impression indélébile d’orientalisme superficiel.
Si dans ce mariage malheureux, la musique occidentale est réduite à une hétérophonie creuse, la musique indienne y perd aussi son âme. Privées par l’écriture de l’ornementation riche et subtile sur laquelle repose le râga, les voix donnent ici l’impression de tourner en rond. La projection ample de la soprano Susanna Hurrell se retourne à plusieurs reprises contre elle, l’emphase de ses lignes mélodiques paraissant bien souvent exotique. De même, la puissance du ténor Alok Kumar nous vaut un Chayavana particulièrement héroïque, peu en phase avec son rôle de sage. Le vibrato de Keel Watson paraît excessif dans ce contexte, et grâce à la souplesse vocale de Njabulo Madlala et Michel De Souza, les jumeaux Aswini sont finalement les seuls à faire par moments oublier le porte-à-faux de leur situation musicale.
À défaut d’une vraie possibilité d’improvisation, les séquences de konnakol (rythme vocalisé) et le jeu des tablas paraissent eux aussi corsetés. Sukanya nous plonge dans un univers de carton-pâte où la lourdeur le dispute au grotesque. Arrangements de variété vintage, fin de scènes triomphales en ré majeur avec timbales, les boursouflures deviennent vite indigestes. On se consolera en écoutant l’un des nombreux disques de sitar enregistrés par le magistral Ravi Shankar.
Pierre Rigaudière