Quatrième collaboration entre Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal, Die Frau ohne Schatten est une œuvre difficile, à la croisée entre symbolisme, légendes orientales et questionnements philosophiques. À travers l’opposition des deux couples, l’un impérial et l’autre commun, pourtant analogues – deux femmes en proie à un questionnement sur leur féminité, et deux hommes au pouvoir de séduction insuffisant pour assurer la pérennité de leur couple – Hofmannsthal et Strauss représentent les errements du désir entre sensualité et dégoût, érotisme et paternité. Les trajectoires des quatre personnages (l’Impératrice, l’Empereur, la Teinturière et son époux Barak) s’entrechoquent dans un ballet dirigé par la manipulatrice Nourrice et surveillé de loin par Keikobad, Roi des Esprits et père de l’Impératrice, dont l’omniprésence sourd de l’orchestre.
La partition fait écho à la richesse du livret. Strauss écrit une musique complexe où se côtoient simultanément divers héritages : le wagnérisme, l’expressionisme, l’hommage mozartien, et des emprunts aux traditions populaires (chant du veilleur, chanson à boire ...). L’orchestre pléthorique tient ainsi le premier rôle dans cette partition discontinue et éruptive : aux écritures classiques d’accompagnement vocal se superposent des pages symphonistes où les voix s’intègrent à la texture orchestrale. L’orchestre lui-même se divise et s’affronte lors d’oppositions radicales. L’œuvre trouve sa cohérence dans la noirceur menaçante qui jette son ombre sur l’action jusqu’à la rédemption finale.
La Femme sans ombre exige au moins cinq chanteurs d’exception pour incarner les principaux rôles et un orchestre rompu au répertoire symphonique aussi bien que lyrique pour relever l’ensemble des défis de la partition. De fait, c’est une œuvre rarement représentée sur les scènes parisiennes (elle fut présentée en 2008 à Bastille pour la dernière fois). Pour cette soirée elle a trouvé le chemin du Théâtre de Champs-Élysées en version de concert, à la faveur d’une tournée de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam qui retrouve pour quelques soirs son précédent directeur musical, Yannick Nézet-Séguin. Il est accompagné d’un plateau vocal superlatif.
L’opéra s’ouvre sur l’entretien de la Nourrice avec le Messager du Roi des Esprits qui lui annonce la malédiction qui doit s’abattre sur l’empereur si son épouse ne projette pas d’ombre d’ici trois jours. Les premiers mots de la Nourrice de Michaela Schuster suffisent pour esquisser un personnage hargneux et calculateur : d’une voix large elle allie agilité vocale et dramatique avec aisance. Par contraste, sa maîtresse, incarnée par Elza van den Heever, est impériale de sobriété. D’une voix concentrée et projetée avec splendeur, elle est une amoureuse volubile au début de l’œuvre, puis devient sans peine personnage tragique lorsqu’elle renonce à son propre salut (acte III), et découvre en fait son humanité. La Teinturière de Lise Lindstrom joue entre la froideur de son ressentiment à l’égard de son mari, et la séduction dans laquelle le personnage se complaît : puissance vocale, endurance et timbre cristallin lui permettent de développer la palette de sentiments nécessaires à ce personnage contradictoire. Son époux, Barak, est interprété par Michael Volle. L’ardeur au travail, la générosité et l’amour inconditionnel que le personnage porte à sa femme sont déployés avec une puissance caressante par le baryton. Superbe dans sa douceur, Volle se fait remarquablement théâtral lorsqu’il exprime sa frustration à sa femme. Enfin l’Empereur de Stephen Gould use avec art d’une voix sonore au beau métal et d’un sens du phrasé sans emphase, entre vaillance et pensées amoureuses.
Les seconds rôles complètent idéalement cette distribution luxueuse. Le Messager de Thomas Oliemans s’impose avec solennité, Bror Magnus Todenes présente une séduisante voix de ténor pour l’Apparition du jeune homme, la Voix du faucon est assurée avec efficacité par Katrien Baerts, et les frères de Barak sont campés avec la théâtralité requise par Andreas Conrad, Michael Wilmering et Nathan Berg.
L’Orchestre Philharmonique de Rotterdam et Yannick Nézet-Séguin ont réservé à Paris la première représentation de leur tournée. Instant privilégié pour le public qui voit naître un compagnonnage au long cours, puisque, outre cette série de représentations, une nouvelle production sous la baguette du chef d’orchestre québécois est annoncée à New-York pour la saison prochaine. Cette première fois fait ainsi la part belle à toute la violence contenue dans l’œuvre. Dans la Bible, la Chute est le prix de la Connaissance, or recevoir ou donner son ombre signifie s’ouvrir à l’autre, et finalement le connaître : Nézet-Séguin met en musique cette chute, et les arêtes de l’œuvre à nu. Une nervosité continue donne à entendre la perpétuelle menace qui surplombe les personnages. Précision rythmique et calibrage dynamique sont au service de l’inquiétude. Le directeur musical du Met choisit ainsi une lecture résolument théâtrale, exacerbée par des climax déchaînés qui ne s’apaisent qu’au troisième acte avec le somptueux silence précédant le « Fürchte nichts » (Ne crains rien) adressé par Barak à son épouse. Cette lecture sombre de l’œuvre est renforcée par les couleurs propres à l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam : le son dense et tellurique des pupitres (notamment les cordes qui s’ancrent vigoureusement dans le son des contrebasses) se prête facilement à cette interprétation. Le Chœur Symphonique de Rotterdam apporte un concours solide, ainsi que la Maîtrise de Radio France sous la direction efficace de Sofi Jeannin.
Loin du confort flatteur des épanchements straussiens, Yannick Nézet-Séguin nous a livré une interprétation perturbante où la violence du son interpelle l’auditeur. Il nous invite ainsi à remettre en cause certaines certitudes : c’est un beau succès.
Jules Cavalié
À lire : notre édition de La Femme sans ombre : L’Avant-Scène Opéra n° 147