Luigi Schifano (le Garçon) et Magali Simard-Galdès (Agnès)
L'année 2020 commence en force à l'Opéra de Montréal, où la première canadienne de Written on Skin de George Benjamin fait figure d'événement. Sept ans et demi après sa création triomphale au Festival d'Aix-en-Provence, l'ouvrage ne cesse de fasciner par sa puissante charge émotionnelle et son langage musical d'un raffinement extraordinaire. À cet égard, les triomphateurs de la soirée sont d'abord l'Orchestre symphonique de Montréal et Nicole Paiement, qui offrent une interprétation absolument envoûtante de cette partition faisant appel à une formation enrichie de mandolines, basse de viole, harmonica de verre, mokubios, bongos et autres instruments de percussion. D'une grande fluidité et d'une subtilité s'approchant par moments de la musique de chambre, la phalange sonne merveilleusement bien dans l'acoustique pourtant peu flatteuse de la salle Wilfrid-Pelletier. Devant pareille splendeur sonore, on souhaite le retour prochain de Nicole Paiement, spécialiste du répertoire contemporain et directrice artistique de la compagnie Opera Parallèle de San Francisco.
Gravitant autour d'une passion adultère et de la vengeance cannibale de l'époux trompé, l'intrigue prend place dans un décor principalement constitué d'éléments mobiles évoquant les différentes parties de la demeure du Protecteur, et notamment l'atelier du Garçon, situé tout en haut d'une tour ; la forêt est quant à elle suggérée par une frondaison descendant des cintres. Les changements de tableaux, rapides et efficaces, sont effectués par six figurants qui semblent en quelque sorte les assistants des trois anges démiurges. Sobre et d'une grande lisibilité, la mise en scène d'Alain Gauthier montre bien l'importance de ces personnages mystérieux, en particulier au dénouement, lorsqu'ils surplombent la scène au sommet de deux tours. Soucieux de traduire la transformation d'Agnès, le metteur en scène montre comment l'humble femme soumise des premières scènes s'émancipe graduellement grâce à sa relation avec le Garçon. D'abord symboliquement contrainte dans sa gestuelle par un corset aux lanières de cuir, l'épouse se libère de cette encombrante camisole de force. Plus retenu que Katie Mitchell au Grand Théâtre de Provence, Alain Gauthier ne souligne pas à grands traits les tourments et l'exultation des corps, mais cerne peut-être mieux l'ambiguïté du Protecteur. Ainsi, ce dernier n'embrasse pas ici le Garçon sur la bouche, mais repose doucement sa tête sur les genoux de l'enlumineur, qui réagit avec une infinie tendresse au trouble de son rival.
Se coulant avec bonheur dans cette fine direction d'acteurs, les cinq solistes appellent de vifs éloges. D'abord un peu étouffée, la voix de Jean-Michel Richer prend vite de l'assurance dans les rôles de l'Ange 3 et de John. Membre de l'Atelier lyrique de l'Opéra de Montréal, la mezzo Florence Bourget fait preuve d'un bel aplomb vocal et scénique en Ange 2 et en Marie, sœur d'Agnès. Luigi Schifano endosse de façon extrêmement convaincante le double rôle de l'Ange 1 et du Garçon. Le changement de registres est certes perceptible, mais les aigus sont retentissants et le grave parfaitement projeté. Autoritaire, désemparé et finalement d'une cruauté barbare lorsqu'il fait manger à son épouse le cœur du Garçon, le Protecteur de Daniel Okulitch est admirable tout au long de la représentation. Succédant à la prodigieuse Barbara Hannigan (dont l'interprétation a été immortalisée en DVD), Magali Simard-Galdès campe une Agnès au jeu nuancé et dont l'art du chant et l'intelligence musicale compensent le timbre quelque peu strident. Après avoir jeté son dévolu sur des ouvrages américains qui ne passeront pas à la postérité (JFK de David T. Little en 2018 et Champion de Terence Blanchard en 2019), l'Opéra de Montréal corrige brillamment le tir avec cette nouvelle production d'un chef-d'œuvre incontestable du XXIe siècle.
Louis Bilodeau
À lire : notre édition de Written on Skin : L’Avant-Scène Opéra n° 276
Jean-Michel Richer (Ange 3), Florence Bourget (Ange 2), Luigi Schifano (le Garçon) et Daniel Okulitch (le Protecteur)
Photos : Yves Renaud