Créée et captée en vidéo au Festival de Glyndebourne 2015, la production de Saül mise en scène par Barrie Kosky aborde enfin ce côté de la Manche, après un périple au-delà des océans et des continents (Adelaïde en 2017, Houston en 2019). Ses mérites sont multiples : faire oublier le temps (la soirée de 3 h 15 paraît en durer bien moins), pointer le double et cruel fossé qui, dans le livret de Charles Jennens, sépare les célébrations festives et collectives (gloire à David qui a vaincu Goliath !) de l’intime descente aux enfers d’un souverain déchiré par l’envie et la haine de son supposé rival (le roi, c’est moi !), et le faire d’une façon frappante, sensible et virtuose.
Frappante, car Kosky a le sens des tableaux, aidé par la scénographie de toute beauté de Katrin Lea Tag. Chaque lever de rideau est propre à susciter l’émoi de la salle : à un banquet opulent, éblouissante nature morte (les dépouilles de gros gibier, les cornes d’abondance, les compositions florales) et vive (les coloris somptueux des costumes au taffetas poudré), succédera l’« obscure clarté » montant d’un champ de bougies allumées, seules étoiles au sol d’un gravier anthracite – signalons d’ailleurs l’art des lumières de Joachim Klein, qui travaille sur le temps long, aiguisant la perception du spectateur. Sensible, car le corps de l’interprète et sa voix ne sont pas circonscrits au chant lyrique ou au mouvement dansé : chanteur, choriste ou danseur, on halète, on crie, on soupire, on se frappe la chair, on intervient, pourquoi pas, d’une interjection ou d’un fragment parlé, expressions qui semblent déborder la partition par la bande d’une surréalité jouissive. Virtuose, car dans cet oratorio à la forte dimension chorale le metteur en scène fait preuve d’une gestion des masses aussi fluide que millimétrée, avec la complicité du chorégraphe Otto Pichler dont l’esthétique joyeuse, élastique et piquante fusionne chanteurs et danseurs de façon parfois invisible. Tout au plus regrettera-t-on une direction d’acteurs un peu outrée, qui fait certes sens avec l’expressionnisme de l’ensemble mais se répète parfois gratuitement.
Le chœur constitué pour la production joue le jeu avec fougue et malice, magnifique de projection et de densité, tout comme, en fosse, les Talens Lyriques sonnent avec générosité et souplesse sous la baguette de Laurence Cummings – lequel apparaîtra aussi sur scène, costumé, perruqué et poudré, en organiste volubile et tournoyant. Dès la création, ce Saül torturé avait été interprété par Christopher Purves. Souffrant en ce soir de première, l’artiste joue pourtant sur scène avec un engagement extrême, secondé depuis la fosse par l’interprétation vocale d’Igor Mostovoi – impeccable, mais forcément plus sage, même si les élans de douleur ou de colère y sont perceptibles ; on aurait d’ailleurs aimé pouvoir applaudir les deux Saül côte à côte au moment des saluts... Autre remplacement : Benjamin Hulett, prévu en Jonathan, est remplacé par David Shaw, lequel se coule dans le rôle et la mise en scène sans qu’on puisse soupçonner son arrivée impromptue dans le projet. Excellent David, à la fois lumineux et impérieux, du contre-ténor Christopher Ainslie (pour un rôle initialement écrit pour mezzo-soprano puis réapproprié par quasiment toutes les tessitures au cours de l’Histoire), sœurs parfaitement tranchées et complémentaires (avec une Anna Devin délicieuse sans mièvrerie en Michal, et une Karina Gauvin au bas-médium hélas enfui, mais se rattrapant avec panache, en Merab), travesti psychanalytique de John Graham-Hall en Sorcière d’Endor mi-Erda, mi-Mère universelle (qui compense une vocalité moins solide), et, dans un quadruple rôle fusionné, excellent Stuart Jackson – interventions serpentines et présence magnétique dans un personnage scénique de bouffon lascif et mauvais.
On en redemande ! (représentations jusqu’au 31 janvier)
Chantal Cazaux
Karina Gauvin (Merab)
Photos : Patrick Berger