Chantal Santon-Jeffery (Isaure), François Rougier (Vergy), Matthieu Lécroart (Raoul), Manuel Núñez Camelino (Osman), Eugénie Lefebvre (Jeanne, une Bergère), Enguerrand de Hys (le vicomte de Carabi), Jérôme Boutillier (le marquis de Carabas), Marine Lafdal-Franc (Jacques), Orkester Nord, dir. Martin Wåhlberg (Selbu - Norvège, 2018).
Aparté AP214 (2 CD). Notes et livret en français et en anglais. Distr. Harmonia Mundi.

 

En plus d'avoir été joué à la Salle Favart de mars 1789 à 1818, Raoul Barbe bleue connut une appréciable carrière internationale, puisque l'opéra-comique de Grétry fut monté de Berlin à Saint-Pétersbourg et de Vienne à Moscou pendant une bonne partie du XIXe siècle. Après une ultime reprise à Carlsruhe en 1890, l'ouvrage disparut des affiches jusqu'à ce que l'ensemble Les Monts du Reuil le donne à Reims en 2017. L'année suivante, Martin Wåhlberg et l'Orkester Nord le reprennent au Trøndelag Teater de Trondheim (Norvège), dans une mise en scène de Cécile Roussat et Julien Lubek. Cet enregistrement, qui semble bien être une première discographique, a été réalisé en collaboration avec le Centre de musique baroque de Versailles dans la foulée de ces représentations scandinaves.

Assez fidèle au fameux conte de Perrault, le livret de Michel-Jean Sedaine s'en tient globalement à une tonalité sérieuse tout en apportant une modification importante à la donnée initiale : éprise de Vergy, jeune noble désargenté, Isaure renonce à son amour et accepte d'épouser le riche seigneur Raoul de Carmantans pour obéir à la volonté de ses deux frères. Dans la tradition des pièces à sauvetage si populaires au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, Vergy réussit à entrer dans le château en se déguisant en Anne (sœur de sa bien-aimée) et contribue à sauver celle qu'il n'a jamais cessé d'adorer. Un des passages les plus saisissants de la partition est d'ailleurs le trio « Vergy, ma sœur, ne vois-tu rien venir ? », dont les paroles s'inspirent clairement de la question angoissée que Perrault prête à son héroïne au moment où elle redoute la vengeance de son mari. Sinon, on ne peut s'empêcher de voir jusqu'à un certain point une préfiguration de la Révolution prochaine dans le chœur général succédant à l'assassinat du triste sire : « Ce tyran exécrable,/Ce monstre abominable/Expire sous vos coups,/Et sa mort nous venge tous. »

Sur le plan musical, Grétry ne se hisse sans doute pas au niveau de ses opus les plus remarquables, mais parvient cependant à conférer une grande intensité dramatique aux moments cruciaux de l'intrigue, comme lorsque Isaure pénètre dans le mystérieux cabinet où elle découvre les précédentes épouses de Raoul et dans la « symphonie » évoquant la mort du « monstre ». Sinon, la part du lion revient à Isaure, à qui le compositeur confie notamment ce que l'on pourrait appeler une « ariette des bijoux », où l'héroïne se montre sensible à l'attrait de la richesse, et plusieurs autres airs et ensembles offrant un portrait nuancé d'un personnage d'une grande richesse psychologique. Chantal Santon-Jeffery en présente une interprétation pleinement satisfaisante, aussi bien dans l'expression de la coquetterie un peu vaine que l'épanchement des tendres sentiments. Sans peut-être posséder la noirceur de timbre ou l'aspérité que l'on souhaiterait entendre en Barbe-Bleue, Matthieu Lécroart confère beaucoup de caractère au rôle-titre. Le ténor François Rougier est un Vergy touchant dans sa grandeur d'âme et hilarant dans les dialogues où il contrefait une voix féminine. La même remarque s'applique à Manuel Núñez Camelino, impayable en serviteur au grand cœur cherchant à sauver la vie de sa maîtresse. Malgré la brièveté de leurs interventions, Enguerrand de Hys et Jérôme Boutillier se distinguent en vicomte de Carabi et marquis de Carabas. Martin Wåhlberg et l'Orkester Nord proposent une lecture dynamique, nerveuse, parfois un peu échevelée mais toujours captivante de cette première adaptation d'un thème appelé aux traitements les plus divers avec Offenbach, Bartók et Dukas.

 

Louis Bilodeau