Luca Salsi (Scarpia) et Anna Netrebko (Tosca)


Pour inaugurer sa 431e saison, le Teatro alla Scala a choisi de donner Tosca dans une version inédite, du moins aux oreilles qui n’ont pas eu la chance d’assister à la création romaine de l’œuvre le 14 janvier 1900, au Teatro Costanzi. En effet, la version établie par le musicologue Roger Parker reprend la partition telle qu’elle fut jouée à sa création, avant que Puccini ne décide d’en retirer quelques passages.

L’audition qu’en propose la Scala ne réserve pas de surprises musicales : il s’agit principalement d’allongements (on notera principalement le Te Deum et la fin de l’opéra) qui ne révèlent pas d’autres idées musicales que celles déjà employées par le compositeur. Ces extensions du temps musical livrent en revanche une autre perspective sur le drame qui se joue ; ainsi la fin qui donne à entendre une nouvelle fois le thème du « E lucevan le stelle » donnant au suicide de Tosca une coloration plus métaphysique : en plus d’échapper à la police politique, l’orchestre nous dit que la cantatrice est réunie à son amant dans un éther amoureux. À l’issue du « Vissi d’arte » Tosca et Scarpia échangent quelques paroles qui font du chef de la police romaine un homme, non pas moins cruel ou pervers, mais plus ordinaire. Dès lors sa violence se banalise, elle ne surgit plus d’un personnage de l’excès mais d’un homme comme un autre. En cela, il est plus inquiétant (et peut-être plus moderne) que le Scarpia habituel qui se rattache à la tradition de caractérisation exacerbée du théâtre Grand-Guignol dans laquelle s’inscrit la pièce originale.

Lors de différentes interviews, Riccardo Chailly - directeur musical de la Scala - a répété qu’il n’établissait pas de hiérarchie entre les deux versions de l’œuvre et que cette version « originale » possède principalement un intérêt analytique et esthétique permettant de comprendre l’artisanat puccinien. En effet, s’il est une vertu du compositeur mise en avant par cette nouvelle production de la Tosca, c’est sa capacité à entendre la critique et à privilégier la concision. Il nous semble ainsi que cette version « originale » n’a pas l’efficacité dramatique de la version retravaillée. Les allongements diluent l’action en ajoutant des moments de réflexion qui n’apportent pas de lumières supplémentaires sur l’intrigue. Musicalement, du fait de l’absence d’éléments inédits, cette version ne suscite pas d’élans d’enthousiasme neufs.

Pourtant cette redécouverte de la partition de la création romaine semble avoir été la matrice d’un rapport nouveau à une œuvre tant jouée. Grand classique des maisons lyriques, dont la popularité semble être un gage financier pour certains directeurs, Tosca en devient souvent le pensum des orchestres qui n’y entendent plus que routine. À la Scala, au contraire, Riccardo Chailly, maître des lieux et artisan d’un renouveau du regard porté sur Puccini depuis plusieurs années, galvanise les forces de l’orchestre. Cette Tosca s’inscrit ainsi dans une série de « redécouvertes » pucciniennes où Chailly s’empare de la recherche musicologique pour interpréter les opéras du maître toscan. Son travail avec les forces musicales de la Scala rend justice à cette démarche d’approfondissement de la partition. Ainsi la véritable « redécouverte » est-elle là : on entend l’orchestre puccinien sonner comme trop rarement. Il colore l’orchestre en tirant parti d’un équilibre subtil entre les différents pupitres, et fait valoir l’habileté des solistes, redonnant à la partition un lustre qui disparaît souvent derrière la négligence d’interprètes se reposant sur le fait que la musique « sonne » bien toute seule. Maîtrisant à la perfection le langage de Puccini, le directeur musical de la Scala donne à entendre un des fondements de l’art puccinien, valable aussi bien pour l’orchestre que pour le chant : le renouveau de thèmes déjà entendus par la variation de nuances et de timbres. L’ensemble de l’opéra semble être ainsi dirigé d’un seul souffle, Riccardo Chailly agissant sur les artistes comme le dieu Éole libérant les vents à son gré. Dès lors, suspension du temps et déchaînement des furies, textures délicates ou monumentales sont suscités avec la même facilité et réalisés avec brio par un orchestre dans une forme superlative.

La mise en scène de Davide Livermore demeure fidèle au temps et aux lieux de l’action. Il apporte néanmoins une vision cinématographique à ce classicisme théâtral assumé, notamment grâce à une direction d’acteurs brillante, où chaque mouvement est réglé avec efficacité, et par un recours massif aux possibilités techniques de la scène. Les décors soignés de Giò Forma vont et viennent avec aisance, participant aux changements de « plans » sur les personnages. Par exemple au premier acte, le fond de scène représente alternativement l’autel de l’église ou bien la porte d’entrée. De même l’élévation du plateau fait apparaître le passage secret menant de l’église Sant’Andrea della Valle jusqu’à la villa de Mario ou la salle de torture du deuxième acte. Les très belles lumières d’Antonio Castro soulignent ce parti pris cinématographique, notamment lors de la confrontation entre Tosca et Scarpia au deuxième acte dans une ambiance nocturne saisissante. On se demande en revanche si la littéralité des vidéos du studio D-wok était bien nécessaire : colorer le tableau de Marie-Madeleine quand Mario chante « Dammi colori » relève plus du gadget que de l’engagement dramatique. Toutefois au troisième acte, l’animation des gigantesques ailes, qui servent de décors, comme si l’ange allait s’envoler, évoque avec poésie la brise du petit matin d’été et la fragilité des personnages confrontés à la brutalité de l’oppression.

Un frémissement parcourt la salle un instant alors qu’une voix annonce d’abord qu' « à cause de son état de santé » le ténor Francesco Meli a déclaré forfait pour la soirée. Malgré l’admiration du public portée au ténor génois, le soulagement de ne pas voir Anna Netrebko annuler sa participation est palpable. La représentation confirme que cette frayeur était fondée. Voix puissante et belle, Anna Netrebko domine son rôle, et parvient même à nous étonner avec une prononciation italienne intelligible et honorable. L’investissement scénique du soprano russe est établi et se confirme une nouvelle fois : sa prestation est un atout majeur de la production.

Face à elle le jeune ténor Otar Jorjikia semble d’abord un peu sous-dimensionné, mais la beauté du timbre et sa vaillance emportent l’adhésion méritée du public scaligère. Enfin Luca Salsi est un Scarpia moins sombre que ce que l’on pourrait souhaiter, pourtant il s’impose grâce à une ligne de chant parfaitement maîtrisée. Si la couleur de la voix est plus lumineuse qu’attendu, elle renforce la porosité entre le bourreau lubrique et l’homme ordinaire.

Ainsi, sans troubler ni perturber les habitudes liées à une des œuvres les plus jouées au monde, la Scala offre un renouveau à la Tosca.

Jules Cavalié

À lire : notre édition de Tosca : L’Avant-Scène Opéra n° 11


Francesco Meli (Cavaradossi) et Anna Netrebko (Tosca)