Paulo Szot (Frank Maurrant), Patricia Racette (Anna Maurrant), Mary Bevan (Rose Maurrant), Joel Prieto (Sam Kaplan), Lucy Schaufer (Emma Jones), Jeni Bern (Greta Fiorentino), Michael J. Scott (Lippo Fiorentino), Tyler Clarke (Daniel Buchanan), Marta Fontanals-Simmons (Jennie Hildebrand), Eric Greene (Henry Davis), Richard Burkhard (Harry Easter), Sarah-Marie Maxwell (Mae Jones), Dominic Lamb (Dick McGann). Orchestre et chœur du Teatro Real de Madrid, dir. Tim Murray. Mise en scène : John Fulljames (Madrid, février 2018).
BelAir BAC162. Présentation et synopsis trilingues (angl., franç., esp.). Distr. Outhere.
Œuvre particulièrement chère au cœur de Kurt Weill, Street Scene n'a jamais joui de la notoriété de L'Opéra de quat'sous, de Mahagonny ou des Sept Péchés capitaux. Et c'est bien dommage, car cet « American Opera » créé à l'Adelphi Theatre de New York en 1947 constitue un des sommets absolus de l'art du compositeur, qui s'était établi aux États-Unis douze ans plus tôt. Avec sa profusion de mélodies entêtantes inspirées aussi bien du répertoire lyrique que du jazz, du blues ou de danses comme le jitterbug, la partition dépeint admirablement le microcosme formé par les petites gens habitant un immeuble d'un quartier défavorisé de New York. Émule de Gershwin, qui avait évoqué dans Porgy and Bess la vie du quartier fictif de Catfish Row à Charleston, Weill se fait ici le témoin sensible des joies modestes et surtout des grandes douleurs de ses personnages vivant en vase clos. Car si, de par sa forme, Street Scene n'est pas si éloigné de la comédie musicale, son intrigue gravitant autour d'un drame passionnel l'apparente à une tragédie classique respectant d'ailleurs les unités de lieu et de temps.
Dans cette production en provenance de Madrid, le décor de Dick Bird accentue la promiscuité des locataires, en ce sens que l'immeuble est suggéré non pas par une façade pleine, mais plutôt par une sorte d'échafaudage sophistiqué permettant de surprendre les personnages dans leur appartement en train d'épier leurs voisins. Le metteur en scène John Fulljames joue en virtuose de cet espace scénique aux multiples possibilités qu'il rend grouillant de vie. Lors du grand moment de danse de la soirée, – soit pendant le duo endiablé de Dick McGann et de Mae Jones (« Moon-Faced, Starry-Eyed ») formidablement chorégraphié par Arthur Pita –, l'immeuble se sépare en deux pour laisser voir à l'arrière-scène les gratte-ciel illuminés du centre-ville. Spectaculaire à souhait, l'effet s'avère encore plus saisissant que dans la mise en scène de Francesca Zambello enregistrée en 1994 à Ludwigshafen, seule autre version disponible pour le moment en DVD (Image Entertainement).
Autre élément positif de cette captation, la direction vif-argent de Tim Murray, qui sait donner tout le lustre nécessaire à des pages joyeusement rythmées comme le duo mentionné ci-dessus ou l'amusant « Ice Cream Sextet » du premier acte, qui offrent un superbe contraste avec les tendres épanchements ou la tension dramatique. Au sein d'une distribution pléthorique comprenant de très nombreux rôles épisodiques, on retient d'abord la splendide Rose Maurrant de Mary Bevan, qui offre un portrait d'une grande justesse de la jeune femme victime de son milieu et devant renoncer à ses rêves d'amour après le meurtre de sa mère. Extrêmement touchante dans le poétique « What Good Would the Moon Be ? », elle est tout simplement bouleversante dans ses duos avec Sam Kaplan, en particulier lorsqu'elle lui fait des adieux déchirants. Réellement habitée par son personnage, elle possède en outre une voix souple au timbre ravissant et forme un couple idéal avec le Sam de Joel Prieto, ténor à la voix brillante. Anna Maurrant, l'épouse malheureuse assassinée avec son amant, est défendue avec conviction par Patricia Racette, mais son très fort vibrato s'avère gênant, notamment dans les longues envolées de « Somehow I Never Could Believe ». Incarnation parfaite du mari fruste incapable de réfréner sa jalousie, Paulo Szot est un Frank Maurrant émouvant qui sait attirer la sympathie malgré l'horreur de son geste. On retient aussi la Jennie Hildebrand de Marta Fontanals-Simmons (la candeur même en jeune diplômée euphorique), le Harry Easter de Richard Burkhard (impeccable en rival heureux de Sam) et le couple de chanteurs-danseurs Dominic Lamb et Sarah-Marie Maxwell (Dick McGann et Mae Jones), tout à fait époustouflants dans leur numéro. Avouons cependant que, dans la berceuse ironique du deuxième acte, cette dernière et Laurel Dougall tirent trop le duo des nurses vers la caricature outrancière. Cela dit, on salue avec enthousiasme un spectacle très réussi que reprendra l'Opéra de Monte-Carlo en février 2020 sous la direction de Lawrence Foster.
Louis Bilodeau