Ruby Philogene (Ariane), Angela Hickey (Vénus, Dorilla), Juliet Schiemann (Cupidon), Lawrence Zazzo (Bacchus), Timothy Dawkins (Jupiter, premier Messager), Philip Sheffield (Thésée), Jeremy Huw Williams (le Conseiller), Stephen Rooke (second Messager), The Arianna Ensemble, dir. William Lacey (octobre 1996).
NMC D054 (2 CD). Notice en anglais. Pas de livret. Distr. DistrArt Musique.
On se demande d’abord à quel genre d’objet on a affaire. Cette Arianna (1995) est-elle la reconstitution d’un opéra perdu de Monteverdi ? Elle serait alors bien iconoclaste. Un pastiche nostalgique ? Non plus : Alexander Goehr est bien trop inventif pour avoir besoin de s’appuyer coûte que coûte sur ses aînés lointains. Et pourtant, les références fusent, l’écriture oscille sans cesse entre une franche tonalité à forte coloration monteverdienne et un idiome atonal qui pourrait évoquer celui du Schoenberg pré-dodécaphonique. Plus qu’à ses antipodes, c’est dans l’ambiguïté et le glissement – une sorte de morphing quasi incessant – que se niche l’originalité cette écriture.
La question du statut de cet opéra s’estompe au fil de l’écoute, à mesure que l’on se concentre sur la grande gagnante de ce polystylisme qui ne doit pourtant rien au collage ou au syncrétisme : extrêmement vivante et fluide, la vocalité n’est pas avare de formules ornementales directement empruntées à Monteverdi, mais le tour de force consiste pour le compositeur à avoir fait en sorte qu’elle conserve son identité quel que soit le contexte, tonal ou atonal, et que la justesse de la prosodie soit elle aussi constante.
Le jeu des références ne s’arrête pas au style de la seconda prattica, et on sourira d’entendre par moments Thésée s’embarquer dans un lyrisme passablement belcantiste, là encore sans dommage pour la cohérence stylistique de l’œuvre. Le ténor Philip Sheffield offre, outre sa grande souplesse d’articulation mélodique, un alliage très convaincant de douceur et d’énergie. Outre les qualités vocales des interprètes, on apprécie leur bonne diction de l’italien, qui contribue à l’homogénéité des huit scènes (moyennant quelques coupes, Goehr a repris la quasi-totalité du livret d’Ottavio Rinuccini). La large assise vocale de la mezzo-soprano Ruby Philogene confère au personnage d’Ariane, malgré ses doutes et ses angoisses, un aplomb souverain, dont l’équivalent masculin se trouve chez le Conseiller du baryton Jeremy Huw Williams. Le compositeur a adroitement repris la ligne mélodique du célèbre lamento d’Ariane – lequel est d’abord entendu dans une version chant et piano émanant d’un vieux vinyle – pour l’insérer dans un cadre harmonique de son cru.
Alors qu’on pourra trouver un peu ample et imprécis le vibrato d’Angela Hickey – dont la Vénus bénéficie cependant d’une belle présence, mais qui convainc moins en tant que Dorilla –, un peu tendu celui de la basse Timothy Dawkins, les divinités plus joviales, Bacchus et Cupidon, bénéficient quant à elles de la conduite mélodique très agile du contre-ténor Lawrence Zazzo et du timbre limpide de la soprano Juliet Schiemann. En vertu d’une conception littéralement singulière du chœur – constitué au maximum de trois chanteurs empruntés à la distribution soliste, mais plus souvent d’un seul –, on goûte quelques passages tissés par une très belle écriture madrigalesque impliquant ces « choristes » et deux Messagers.
Peu commun lui aussi et particulièrement polymorphe, l’ensemble instrumental évoque directement les sonorités familières à Monteverdi, tout en leur permettant de se heurter, ou au contraire de se marier aux timbres d’un saxophone soprano, d’une clarinette contrebasse ou d’un échantillonneur. Évitant l’effet patchwork ou le kitsch, Goehr joue, non sans un zeste d’humour, sur de furtives effluves de pop psychédélique, de guitare hispanique, de cordes postromantiques, d’une polymodalité au parfum stravinskien, osant à l’occasion une sinfonia un tantinet potache façon Le Grand Macabre ou Musique pour les soupers du Roi Ubu. Au détour d’un air de Bacchus, on note de façon tout aussi furtive des couleurs harmoniques auxquelles Thomas Adès, l’un des élèves fameux d’Alexander Goehr, semble ne pas avoir été sourd. Outre ses évidentes qualités musicales, cette Arianna déroule son fil pour nouer des liens subtilement dialectiques entre des esthétiques finalement pas si incompatibles.
Pierre Rigaudière