Les Marseillais familiers du parc Longchamp ignorent tout, pour la plupart, de l’austère moustachu pensif, vaguement las, dont une statue de pierre blanche célèbre la mémoire. Ils ressemblent en cela aux moineaux insoucieux d’apprendre qu’Ernest Reyer, leur perchoir favori, né à Marseille en 1823, mort au Lavandou en 1909, composa Sigurd (1884) et Salammbô (1890), deux opéras-fleuves qui eurent plus que leur heure de gloire pendant un demi-siècle. Quant aux mélomanes nancéiens, ils viennent juste de découvrir que le Grand Théâtre de la place Stanislas avait été inauguré le 14 octobre 1919 avec une exécution concertante de Sigurd. D’où la reprise de l’ouvrage (toujours en concert) pour célébrer le centenaire du bâtiment.
Sigurd, en 1919, n’était déjà plus au faîte de sa popularité. Pourquoi l’avoir préféré à Carmen, à Faust ou à Manon ? Pour risquer une hypothèse, il faut rappeler que, de 1870 qui vit l’annexion de Alsace et d’une partie de la Lorraine, jusqu’à l’armistice de 1918, Nancy, devenue ville frontière, était en concurrence avec Strasbourg dont l’Empire allemand avait fait une vitrine : le répertoire germanique y brillait de tous ses feux au concert comme à l’opéra sous les jeunes baguettes de Klemperer, Szell et Pfitzner appelé, en outre, à la direction du Conservatoire. De son côté la Lorraine française, loin de céder au chauvinisme, était restée ouverte aux vents d’outre-Rhin : à Nancy, l’Art Nouveau d’Émile Gallé puisait aux sources wagnériennes, au Conservatoire Guy Ropartz programmait Bach, Beethoven, Brahms et Wagner (dont le premier acte de Parsifal en 1913, sitôt révolue l’exclusivité de Bayreuth), tandis qu’à Bussang, non loin de la frontière sud, Maurice Pottecher avait conçu le Théâtre du Peuple sur le modèle du Festspielhaus…
Mais, après l’Armistice, il fallait remettre l’accent sur les valeurs nationales : le 12 octobre, le président Raymond Poincaré était venu décerner les insignes de la Légion d’Honneur à la Ville de Nancy pour son ardent patriotisme sous les bombardements et tandis que Ropartz, nommé à Strasbourg, s’employait à y réacclimater la musique française (Requiem de Fauré et Te Deum de Berlioz le 22 octobre) les nancéiens avaient l’occasion, en applaudissant Sigurd (dont l’argument est semblable à celui du Crépuscule des dieux) de vérifier qu’un compositeur français, disciple de Berlioz et admirateur de Wagner, pouvait offrir une interprétation moins tudesque des légendes scandinaves.
On peut cependant douter que ce choix symbolique ait aussi majoritairement comblé l’auditoire en 1919 qu’en 2019. Car Sigurd appartient, comme Le Tribut de Zamora de Gounod, Le Cid de Massenet, Henri VIII de Saint-Saëns, à l’ultime floraison, dans les années 1880, du grand opéra romantique français, genre récusé par le siècle suivant mas que le nôtre semble ravi de s’approprier. En témoigne l’accueil enthousiaste réservé à cette version de concert qui, commencée à 19h s’est achevée à 23h15 coupée de deux brefs entractes. Ce n’était, certes, pas l’intégralité d’une partition créée et maintenue au répertoire au prix de nombreuses amputations, tant pour resserrer l’action que pour ménager les voix ; mais si le chef Frédéric Chaslin a observé les coupes ordinaires dans les deux premiers actes, le troisième et, surtout, le quatrième, ont révélé des pages inconnues dont certaines sont de toute beauté. Tel le soyeux prélude de ce dernier acte dont l’écriture fluide laisse bien augurer des soixante-dix minutes qui mènent au dénouement.
Bien que Reyer, admirateur inconditionnel de Berlioz, se soit défendu, sans vraiment convaincre, d’avoir voulu rivaliser avec Wagner, Sigurd ne cache pas ses sources : Lohengrin pour l’éclat et la tendance au superlatif, voire à la redondance délectable, et Les Troyens pour la grâce ingénue, la couleur orchestrale et les singularités d’écriture vocale et harmonique. Toujours claire et avenante, la partition, facile d’accès si l’on reste à la surface s’avère déroutante quand on tente de l’observer de plus près. Car plus on en apprécie la saveur tonique (méditerranéenne ?), plus on admire l’abondance et l’originalité des idées, plus on se trouve confronté à ses limites, à sa fragilité sinon ses défauts. Ce qui fit dire de Reyer : « Il est sans talent, il n’a que du génie ». On l’a dit aussi de Berlioz, et pour la même raison : comme son aîné vénéré, il se passe allègrement de l’assise solide d’une basse fonctionnelle ; sa musique flotte autour de longues pédales, portée par la mélodie sous laquelle l’harmonie a une fonction plus expressive que motrice. D’où des intonations périlleuses pour les chanteurs, voire pour les instrumentistes.
Rien qui vaille d’être signalé sur ce point car toute réserve s’efface devant les qualités d’une distribution très engagée. La chaleur et la plénitude vocale de Jean-Sébastien Bou (Gunther), la netteté de l’émission et la présence dramatique de Camille Schnoor (Hilda) conféraient aux anti-héros une prééminence moins paradoxale qu’il n’y paraît. Car, instigateurs du drame (l’un rusant pour posséder Brunehilde sans l’avoir conquise, l’autre usant d’un philtre pour être aimée de Sigurd), c’est eux dont les auteurs ont le plus finement dessiné les personnages. Sigurd est un guerrier tout d’une pièce et, exposée dans une tessiture toujours tendue, la vaillance un peu âpre de Peter Wedd lui sied bien, tandis que Catherine Hunold offre l’éventail de ses ressources de soprano lyrique à Brunehilde, plus vierge que guerrière, épouse résignée qui bovarise mélancoliquement. On est toujours heureux de retrouver Marie-Ange Todorovitch (Uta) passée, l’âge venu, des emplois de Page à ceux de Nourrice. Reyer a moins bien servi Hagen et Jérôme Boutillier reste un peu en retrait tandis que, dans des rôles réduits à une intervention saillante, Éric Martin-Bonnet et Nicolas Cavallier ont pu donner un relief puissant au Barde comme au Prêtre d’Odin.
L’orchestre de l’Opéra national de Lorraine et le chœur (renforcé par celui d’Angers Nantes Opéra) ont su capter les élans de la direction de Frédéric Chaslin habitée d’une fervente conviction dans la valeur d’un ouvrage inégal mais singulièrement attachant.
Gérard Condé