Piotr Beczala (Lohengrin), Anja Harteros (Elsa), Waltraud Meier (Ortrud), Tomasz Konieczny (Telramund), Georg Zeppenfeld (le roi Henri), Egils Silins (le Héraut), Orchestre et chœur du Festival de Bayreuth, dir. Christian Thielemann, mise en scène : Yuval Sharon (Bayreuth, 2018).
Deutsche Grammophon 00440 073 5616 (2 DVD). Notice et synopsis angl./all./fran. Distr. Universal.
Succédant à la production de Hans Neuenfels (2010-2015), le Lohengrin bayreuthien de 2018 devait réunir Roberto Alagna et Anna Netrebko dans une mise en scène d'Alvis Hermanis. À la suite de défections en cascades, ce sont plutôt Piotr Beczala et Anja Harteros qui se retrouvèrent sur la Colline sacrée, dans un spectacle réalisé par l'Américain Yuval Sharon. Dans sa notice du livret accompagnant les deux DVD, ce dernier explique comment il a conçu le héros wagnérien comme une sorte de « leader visionnaire », qui, à l'instar de Lénine dans la Russie soviétique, vient sortir des ténèbres le Brabant grâce au pouvoir de l'électricité... On comprend mieux dès lors pourquoi l'arrivée de Lohengrin – muni d'une épée en forme de foudre jupitérien – s'accompagne de courts-circuits électriques aux effets lumineux spectaculaires. Peut-être séduisante sur papier, l'idée fait long feu, car Sharon ne l'exploite pas suffisamment pour nous convaincre de sa pertinence. Outre une direction d'acteurs guère intéressante, il nous laisse dubitatif par certains choix pour le moins étonnants, en particulier en ce qui concerne Elsa. Au premier acte, la pauvre femme échappe de justesse aux flammes d'un bûcher que les Brabançons allument bien promptement, tandis que sa nuit de noces la voit ligotée avec vigueur par son époux... Sur le plan visuel, les peintres Neo Rauch et Rosa Loy déclinent toutes les teintes de bleu dans leurs projections et décors, à l'exception de la chambre nuptiale, d'une couleur orangée très vive. Une construction tenant à la fois de la cathédrale et de l'installation électrique occupe la majeure partie de l'arrière-scène. Lohengrin apparaît d'abord à travers l'immense fenêtre circulaire qui suggère vaguement une rosace, mais où les éclairs stylisés nous rappellent la vocation énergétique de l'édifice. Celui-ci est surmonté d'une forme blanche évoquant davantage un avion qu'un cygne. Si les costumes présentent un mélange de plusieurs époques, à peu près tous les personnages ont le cou entouré soit d'une fraise soit d'une collerette plus ou moins ridicule. Enfin, Elsa et Ortrud sont affublées de petites ailes d'anges, tandis que les hommes (le Roi, Telramund et Lohengrin) ont de longues ailes pendantes faisant penser à celles de la libellule, de la luciole... ou de la mouche. Difficile, en l'occurrence, de ne pas songer au Jupiter offenbachien qui, transformé en « bel insecte à l'aile dorée », fait la conquête de la coquine Eurydice aux Enfers... Enfin, on aimerait bien savoir pourquoi Gottfried a la peau verte et velue comme un extraterrestre.
L'oreille est heureusement plus gâtée que l'œil, grâce en premier lieu à la direction de Christian Thielemann, qui fait progresser l'action au pas de charge tout en détaillant avec délice les mille et une merveilles de la partition. Il se situe toutefois nettement en-deçà de la lecture enivrante qu'il offrait en 2016 au Semperoper (DVD recensé ici), avec l'Orchestre de la Staatskapelle de Dresde. Ainsi, le lent crescendo du prélude du premier acte n'atteint pas au grand frisson et le début du troisième acte adopte un tempo un peu trop précipité. Comme à Dresde, Thielemann coupe malheureusement les quelques pages entre le récit du Graal et le retour du cygne. Si c'est pour ménager Beczala, il a grandement tort, parce que le ténor, qui a mûri son interprétation depuis sa prise de rôle lors des représentations dresdoises de 2016, fait montre d'une endurance presque infaillible. Beaucoup plus impliqué dramatiquement qu'à l'époque, il campe un Lohengrin à la voix saine, souple et brillante. Seul le périlleux « Heil dir, Elsa » du deuxième acte lui pose véritablement problème, mais c'est en somme bien peu de chose. Également présent à Dresde, le Telramund de Tomasz Konieczny a lui aussi fait des progrès : la voix est plus homogène et la caractérisation plus sentie, malgré un deuxième acte encore perfectible. En Elsa, Anja Harteros ne peut faire oublier le souvenir de la captation munichoise de 2009 avec Jonas Kaufmann (DVD Decca). On la sent ici souvent contrainte, à vrai dire dans une relative méforme, en raison de certains aigus forcés, d'un médium parfois décoloré et d'un vibrato par moments trop large. Cela dit, l'instrument demeure encore exceptionnel dans son raffinement. Bien connu par les captations de Bayreuth (direction Andris Nelsons, 2011) et de Dresde (2016), le roi Henri de Georg Zeppenfeld demeure un modèle de noblesse et d'opulence vocale, bien que l'aigu présente quelques légers signes d'instabilité. Quant à l'Ortrud de Waltraud Meier, mieux vaut l'écouter en 1992 dans l'intégrale d'Abbado (DG) ou en 2006 dans la production de Lehnhoff à Baden-Baden (DVD Opus Arte), car ses qualités de comédienne ne peuvent faire oublier une voix désormais fatiguée qui peine dans les imprécations des deuxième et troisième actes. Comme presque toujours à Bayreuth, le chœur se situe au sommet, ajoutant une source de satisfaction à cette représentation dominée par le Lohengrin de Beczala et la direction de Thielemann.
Louis Bilodeau