Pour recréer cette Indian Queen, semi-opéra laissé inachevé à la mort de Purcell en 1695, Guy Cassiers a eu recours à un dispositif très sophistiqué. Sur cinq écrans vidéo de tailles multiples en constant mouvement horizontal et vertical se déploie une vision de l’œuvre où les paysages dévastés par la guerre et une version filmique du drame se succèdent sans discontinuer. Sur le plateau les mêmes comédiens qui, à l’image, jouent dans un registre grandiloquent digne d’un péplum et dans des costumes « exotiques » qui n’ont pas grand-chose à voir avec le contexte original, interprètent simultanément les mêmes scènes dans un esprit beaucoup plus sobre et intimiste où tout passe par la voix, doublant les images avec un léger décalage voulu (ou accepté ?). L’effet des magnifiques photos du reporter de guerre Narciso Contreras, la fascination des images et du mouvement finit tout de même par créer une certaine « fatigue » chez le spectateur francophone obligé de se concentrer sur deux niveaux de réalité et sur les surtitres pour déchiffrer le texte de John Dryden et Robert Howard. Fort heureusement dans la seconde partie, le metteur en scène rompt avec ce système et accorde un peu plus de place à la perception directe de l’action et à des jeux de correspondance et de complémentarité entre l’image et les comédiens sur scène.

Le livret raconte l’ascension de Montezuma et son combat pour gagner la main d’Orazia, la fille du Grand Inca qui lui est refusée en raison de ses origines et malgré ses exploits guerriers. La jeune fille est également convoitée par Traxalla, l’amant de Zempoalla, la Reine indienne, une usurpatrice qui n’est pas sans évoquer la figure de Sémiramis, elle-même amoureuse de Montezuma. Acacis, le fils de la Reine, est également épris d’Orazia et en rivalité avec Montezuma dont il est l’ami. On le voit, le sujet est digne d’une tragédie cornélienne mais la pièce, malgré quelques prétentions philosophiques et un texte un peu boursouflé, reste toujours sur un niveau assez conventionnel, sur lequel joue le metteur en scène. Le théâtre tient évidemment une part majeure dans l’œuvre, la musique n'étant qu’une sorte de commentaire méditatif, à l’instar du chœur dans la tragédie antique. À quelques scènes plus développées près, rares sont les moments où les deux registres se mêlent. Un des plus réussis est celui où la Reine va interroger le mage Ismeron sur un rêve prémonitoire.

Pour défendre cette œuvre britannique à la tonalité pseudo-shakespearienne, il fallait à coup sûr une troupe anglophone. La production a réuni un ensemble de comédiens talentueux parmi lesquels on citera la remarquable Zempoalla de Julie Legrand et les deux rivaux, James McGregor (Montezuma) et Matthew Romain (Acacis) d’une belle intensité. Du côté de la troupe vocale, neuf jeunes chanteurs issus des meilleures écoles anglaises offrent une belle homogénéité aux épisodes chantés et s'associent aux choristes pour les ensembles. Si tous sont d’un excellent niveau, le baryton-basse Tristan Hambleton dans le rôle de l’Envie à l’acte III fait valoir un timbre exceptionnel et les sopranos Carine Tinney (le Dieu des rêves) et Rowan Pierce se font singulièrement remarquer. Pour compléter la partition, Emmanuelle Haïm est allée puiser chez les contemporains de Purcell, Matthew Locke et John Blow, pour un résultat très convaincant. À la tête de son Concert d'Astrée, elle convoque de magnifiques climats et respire avec son ensemble vocal. Au total, si l'on admire le travail du vidéaste (Frederik Jassogne) et la virtuosité du régisseur qui pilote le jeu des écrans dans une loge d'avant-scène, on s'interroge un peu sur l'importance des moyens déployés pour une pièce qui reste tout de même une simple curiosité. Elle se justifie sans doute par l’importance de la coproduction : Caen, l'Opera Vlaanderen et Luxembourg doivent accueillir la production. On lui accordera en tout cas qu'elle réussit pleinement dans son ambition de créer un objet esthétique tout à fait original et à sa façon assez captivant.

Alfred Caron



Photos : Frédéric Iovino