Benjamin Bernheim (Alfredo) et Pretty Yende (Violetta)
Quatrième production de La Traviata présentée par l’Opéra de Paris en quelque 22 ans (après celles de Jonathan Miller, Christoph Marthaler et Benoît Jacquot), la Traviata « 2.0 » mise en scène par Simon Stone actualise l’intrigue autant qu’elle en banalise les personnages.
Non que l’on soit réfractaire au postulat de base : hic et nunc, Violetta est une « influenceuse » qui ne vit que par et pour les réseaux sociaux, et une forme de vertige demi-mondain peut en effet s’y retrouver. Mais pour qu’une transposition « sonne » bien, encore faut-il qu’elle soit travaillée dans le détail. Ici, les approximations sont légion. Le cancer, qui remplace la phtisie, ne sent pas (ou plus) le soufre comme put le faire jadis la tuberculose, maladie contagieuse et infamante. Par ailleurs, quitte-t-on encore son amant, à Paris en 2019, au motif que sa famille veut sauver le beau mariage de la petite sœur ? Enfin et surtout, comment croire à l’amour fou d’Alfredo et de Violetta quand leurs accents sublimes (paroles et musique) sont trahis par la vidéo, qui les montre s’échangeant des messages affligeants de vulgarité du sentiment (sur le mode du « Bah oui, envie de te revoir ! » ou du « Et notre Uberbisou, trop cool »), et par la direction d’acteurs (où Alfredo, au I, est plus dragueur rigolard qu’amoureux éperdu) ? Option 1 : Stone dénonce ce mythe du grand amour et du sacrifice comme une illusion – problème : tout, dans le livret et la musique, ne tend qu’à en porter l’émotion ; faut-il mettre en scène une œuvre contre elle-même ? Option 2 : il nous dit que les grandes amours, aujourd’hui, sont celles-là – si c’est le cas, on pleurera feu le romantisme qui, à force de décrire des aspirations sublimes, savait les susciter dans les cœurs, et donner envie de métaphores languides et secrètes plutôt que de posts laconiques et sans saveur… À part ça, le trajet dans Paris de Violetta après sa sortie en boîte (qui enchaîne la place des Pyramides et un kebab) est assez improbable, la vache (?) qu’elle trait au II n’a pas de pis visible, Alfredo foule le raisin (quatre grappes…) sans retrousser ses jeans, les invités de Flora ont des costumes très « sexe » (dont la laideur recherchée rend la fête sinistre) dont ils ne font rien, et – last but not least – la bruyante tournette, clé permanente des changements de décors, grince. Le tout amenant plus d’une fois le public à glousser, quand il devrait être ému.
Heureusement l’équipe musicale nous réserve de très heureuses surprises, et de belles émotions. Michele Mariotti fait sonner l’orchestre de La Traviata comme on l’a rarement entendu : une clarinette ici, un cor là, des phrasés neufs (ce legato de houle sous « Non sapete »), on sent en permanence que chaque option a été pesée et choisie sans jamais se soumettre aveuglément à une « tradition » interprétative. Ce qui se retrouve également dans les options vocales, où des inflexions naturalistes donnent un relief nouveau à des mots oubliés tant ils avaient été abstractisés en entités figées (« È strano », par exemple, donné avec une spontanéité confondante, quasi « anti-vocale »). Quelques décalages sont dus à la liberté avec laquelle le chef laisse le discours évoluer, sans rigueur métronomique, flirtant avec le rubato d’une parole vraie. On se laisse emporter par la singularité et la sincérité de la démarche, d’autant qu’elle est servie par un trio vocal assez enthousiasmant, entouré de comprimari tous impeccables, comme le Chœur de l’Opéra – que l’on regrette de n’avoir pu applaudir aux saluts.
Au premier abord, Pretty Yende nous déçoit par l’inégalité de son émission, dont le médium fruité se raidit dans l’aigu, dur et comme coupé de son socle, et par quelques problèmes d’intonation (surtout gênants dans la cadence avec Alfredo au I) ; puis elle nous emporte, par la qualité de son expression, par l’engagement de son incarnation et par les périlleuses nuances infimes qu’elle ose donner, ne craignant pas de mettre le timbre à l’extrême limite de son équilibre. Si l’ampleur manque un peu au II, l’artiste sait compenser (« Amami Alfredo » un rien court de souffle, mais éperdu de passion) et son duo avec Germont est d’anthologie, où le silence qui se creuse dans Garnier autour de leurs voix est autant respiration suspendue de l’auditoire que souffle glacial de la tombe. Son acte III fera oublier toutes les réserves du I, sur le fil d’une intériorisation enfin bien servie par la mise en scène, où le flash-back des décors raconte avec pertinence le temps enfui et qu’on voudrait revivre. Annoncé souffrant en ce soir du 4 octobre, Ludovic Tézier délivre ce chant verdien qu’on lui connaît et qui donnerait à maints barytons l’envie de la même bronchite : des phrasés à se pâmer, une digne noblesse du timbre, certes un peu retenu cette fois, et un Germont pour une fois confronté à un fils post-ado, le nez rivé à son portable ; l’acteur y semble plus juste que d’ordinaire, son jeu pendant les transitions orchestrales est sensible, sans affectation. Cet Alfredo peu aimable et dont la passion reste théâtralement mal préparée est pourtant défendu avec de grandes qualités par Benjamin Bernheim, chant parfaitement équilibré entre mordant et couverture, style châtié, très crédible dans sa relation à la Violetta de Yende. Une standing ovation accueille cette dernière et l'ultime soirée de sa prise de rôle victorieuse : on applaudit, on se lève comme un seul homme, on crie « brava », on sourit béatement, on se sent porté par une grande émotion collective dont les frissons passent dans la salle et sur le plateau. C’est tellement mieux que trois cœurs et un « Bah oui, trop chouette ».
Chantal Cazaux
Les représentations continuent jusqu’au 16 octobre.
À lire : notre édition de La Traviata / L’Avant-Scène Opéra n° 51
Ludovic Tézier (Germont) et Pretty Yende (Violetta)
Photos : Charles Duprat / OnP