Boris Grappe (l’Homme), Chloé Briot (la Femme), Norma Nahoun (la Jeune Fille), Enguerrand de Hys (le Voisin), Yael Raanan-Vandor (la Voisine), enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique
Avec son brillant Giordano Bruno, Francesco Filidei avait rendu plus évident encore le fait que toute sa musique tend vers la dramaturgie, et qu’elle n’est donc nulle part plus parfaitement chez elle que sur une scène d’opéra. Sa collaboration au long cours avec Joël Pommerat, qui signe le livret et la mise en scène de L’Inondation d’après Evgueni Zamiatine aura manifestement, grâce à un travail d’élaboration en commun, réussi à cristalliser, sans le figer, un rapport profond de la musique avec le verbe et l’action scénique.
Filidei a été bercé par le bel canto. S’il ne tient pas pour autant à en composer lui-même, il reste attaché à une expressivité immédiate de la mélodie et fait beaucoup avec peu : la plupart des parties vocales de L’Inondation reposent sur de petits intervalles, sur des mouvements conjoints, un faible ambitus, et se concentrent souvent sur quelques notes, sans renoncer à une discrète sophistication. Seul le personnage du Policier, parce qu’il assume aussi un rôle de narrateur, se voit confier un lyrisme plus large, encore qu’assez sobre. Pour figurer cette extraterritorialité du personnage, la voix limpide du contreténor Guilhem Terrail convient magnifiquement. La conjonction de son timbre, du type de narration qui lui revient et des textures instrumentales qui lui sont associées pourra d’ailleurs rappeler le rôle du Garçon dans Written on Skin de George Benjamin.
Pour camper une femme repliée sur elle-même depuis l’irruption dans son couple sans enfant d’une jeune fille venant de perdre son père, et dont elle ne peut ignorer la relation intime qui s’est nouée avec son mari, la soprano (tendance mezzo) Chloé Briot développe dans son jeu théâtral ce qu’elle doit mettre en sourdine dans une présence vocale minimale, sa pleine voix ne lui étant pour ainsi dire restituée que pour la scène finale de crise d’angoisse et d’aveu, où elle se montre particulièrement poignante. C’est donc à la Voisine que revient la prérogative d’occuper une bonne partie de cet espace vocal féminin laissé vacant, et l’alto Yael Raanan-Vandor investit toute l’ambiguïté possible de ce personnage pas si binaire qu’il n’y paraît. Bien plus neutre, le Voisin nous vaut, parmi les belles interventions du ténor Enguerrand de Hys, son très joli air à la scène 11, tandis que la Jeune fille donne lieu à un double (la soprano Norma Nahoun et la jeune comédienne Cypriane Gardin) dont la nécessité n’est finalement pas évidente au-delà de l’expédient scénique.
Le baryton Boris Grappe incarne, avec une palette vocale qui couvre aisément un domaine expressif incluant puissance agressive, résignation, fureur et finalement tendresse, un homme anonyme mais bien humain, qui semble en outre représentatif d’un état médian du ton comme de la vocalité de l’opéra dans son ensemble. S’il y avait une réserve à formuler, on pourrait objecter au livret une utilisation du trivial qui parfois sonne faux, et à une prosodie très debussyste un naturel pas si naturel. Dans ce domaine peut-être, comme dans celui du bruitage au cinéma, un peu d’artifice sert souvent la cause du naturel.
L’aisance du compositeur avec l’écriture instrumentale et l’orchestration apporte ici bien plus qu’une simple cosmétique. L’orchestre assume lui aussi un rôle, celui de l’environnement sonore – nature, voisinage, industrie –, et comme les trois étages du décor d’Éric Soyer, il lui arrive de raconter simultanément plusieurs histoires. Symptomatiquement, Filidei recourt de façon intensive à la mise en œuvre de plages fondamentalement statiques, mais animées par une vie interne foisonnante, où se mêlent volontiers la physiologie du souffle et l’intraçabilité de sons quasi électroniques. On reconnaît, parmi les très nombreux instruments et accessoires confiés aux cinq percussionnistes, les appeaux, blocs de polystyrène, rhombes, kazoos et autres waterphones qui peuplent habituellement la musique du compositeur. Et très souvent, ces nappes harmoniques arrimées à une note pédale bruissent d’un sifflement aigu, sorte d’acouphène nous signalant que nous écoutons par les oreilles d’un ou d’une autre. On détecte dans cette façon de faire entendre simultanément l’environnement sonore et sa perception subjective un écho de l’« écologie sonore » de Sciarrino. Chargée d’un soupçon de sons bruiteux, saturés s’il le faut, la matière sonore se fait plus hédoniste, prenant une coloration spectrale lorsque s’installent les bariolages en harmoniques aux cordes – ah ! le Soupir de Ravel – pour célébrer le renouveau de la vie.
Filidei ne serait pas lui-même sans les gestes référentiels qui émaillent sa musique. Moins spécifiques peut-être que dans Giordano Bruno, ils tombent généralement à point nommé pour créer des enclaves dramaturgiques. Effusion straussienne lorsque le couple légitime se retrouve enfin dans l’intimité du lit conjugal, choral kitsch, écho grimaçant de ce qui pourrait être une romance populaire italienne ou un chant de cour de récréation, tordus dans un de ces alliages de voix et instruments dont Filidei a le secret, ou encore, lors de la scène de babysitting, une ambiance Disney mâtinée d’opéra français. Pour donner une vie intense à cette écriture virtuose, pleine d’esprit et très mobile, Emilio Pomàrico trouve avec les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France et les chanteurs un équilibre fécond entre réactivité au détail de la surface et quiétude de la conduite globale du discours.
L’Inondation est un opéra enthousiasmant et émouvant ; les modalités de sa production plaident, s’il en était besoin, pour un travail véritablement collaboratif et pensé dans un temps long.
Pierre Rigaudière
Boris Grappe (l’Homme), Chloé Briot (la Femme), Enguerrand de Hys (le Voisin), Cypriane Gardin (la Jeune fille comédienne)
Photos : Stefan Brion