Don Carlos dans sa version française en cinq actes serait-il en passe de redevenir une pièce de répertoire ? Après Paris en 2017 et Lyon en mars dernier, c’est au tour de l’Opéra des Flandres d’en proposer une nouvelle production. Curieusement, c’est la version définitive de Modène (1886), mais sur le livret français, qu’a choisi de monter le nouveau directeur artistique Jan Vandenhouwe qui s’est également associé à Jeroen Versteele pour la dramaturgie. Choix paradoxal et dont le résultat en termes de compréhension du texte reste très fluctuant d’un interprète et d’un moment à l’autre. Prometteuse dans les passages en récitatif, la diction vire souvent à l’indéchiffrable dans les airs eux-mêmes. Le ballet bien sûr a été supprimé, de même que la longue déploration après la mort de Posa. Quant à l’acte de Fontainebleau, réduit, il est transposé après la scène du monastère de Saint-Just comme une sorte de flashback où Carlos et Elisabeth apparaissent comme deux enfants candides et idéalistes, voués au sacrifice.
Johan Simons a centré sa vision sur le rôle-titre dont il fait une sorte d’adolescent rebelle et égocentrique, prisonnier de ses fantasmes et écrasé par le pouvoir de son père. Omniprésent, parfois jusqu’à saturation, le personnage erre sur le plateau poussant une sorte de lit-cage métallique, symbole de son enfermement et de son impuissance. Sur un grand écran en fond de scène derrière lequel est cantonné le chœur, les vidéos de Hans Op De Beeck créent des paysages fantomatiques ou des décors rêvés dont la récapitulation au dernier acte se révèle extrêmement poétique et suggestive. Sur le plateau nu, seules quelques structures métalliques poussées par Carlos meublent l’espace. Si le concept paraît intéressant, il finit par tourner au système et lasse un peu sur la longueur d’un spectacle de plus de trois heures malgré une direction d’acteurs sensible qui sait suggérer les ambivalences des rapports humains, et quelques trouées spectaculaires comme le finale de l’acte III. La mise en scène enchaîne directement la scène des Jardins de la Reine avec l’acte de la cathédrale ; les mêmes éléments colorés aux formes baroques, après avoir évoqué l’idée de fête, créent un paysage urbain bientôt désolé par la disparition de la couleur. Sur le groupe des envoyés flamands se concentre entièrement l’idée d’oppression du livret, le metteur en scène supprimant l’autodafé sans enlever à ce grand finale sa puissance évocatrice. Les costumes de Greta Goiris très « haute couture » mixent lignes contemporaines et réminiscences historiques pour un résultat qui oscille selon les cas entre étrangeté et ridicule et conditionne la perception des personnages. C’est singulièrement le cas pour Posa aux allures d’Auguste dont Carlos en t-shirt et pantalon noir pourrait être le clown blanc, ou d’Eboli qui a tout de la bourgeoise bling bling tandis qu’Elisabeth en tailleur-pantalon paraît l’incarnation même du bon ton.
Leonardo Capalbo assume vaillamment son rôle d’idéaliste extraverti avec un beau ténor lyrique bien timbré et une articulation française excellente. La mise en scène le pousse évidemment dans ses derniers retranchements et l’on ne saurait lui reprocher un chant un peu uniformément forte qu'il tâche de nuancer chaque fois que cela lui est possible. Annoncée malade, Mary Elizabeth Williams semble s’économiser, allégeant en permanence l’émission avec des aigus un peu ténus mais son chant élégant et stylé parvient à triompher des limites que lui impose sa voix et elle crée un personnage touchant, à défaut d’être un peu plus passionné. Raehann Bryce-Davis possède d’impressionnants moyens et un superbe timbre de mezzo dramatique, mais faut-il en accuser son style vocal ou la conception du personnage, sa Chanson du voile entièrement sur le versant démonstratif paraît terriblement vulgaire et son grand air de l’acte IV manque d’intériorité et ne touche guère. Le baryton Kartal Karagedik doit attendre la scène de la mort de Posa où il est enfin débarrassé de ses oripeaux branchés pour donner toute la mesure de son incarnation jusque-là de bonne tenue mais peu marquante. Andreas Bauer Kanabas est un Philippe solide et bien chantant, offrant le maximum d’expressivité à son grand air de l'acte IV. La basse profonde de Roberto Scandiuzzi tient son rang dans le rôle du Grand Inquisiteur malgré un rien de grisaille dans la voix. D’excellents seconds rôles, des chœurs remarquablement préparés et constamment compréhensibles, un orchestre impressionnant de cohésion et de justesse mené de main de maître par Alejo Pérez offrent un cadre grandiose à cette production originale qui, malgré quelques limites, convainc dans sa globalité et augure heureusement de la nouvelle ère dans laquelle vient d’entrer la maison d’opéra flamande avec l’arrivée de son nouveau directeur artistique. Portons également à son crédit l’apparition d’un texte dramaturgique en anglais dans le programme de salle qui était jusqu’ici entièrement en flamand.
Alfred Caron
À lire : notre édition de Don Carlos : L’Avant-Scène Opéra n° 244
Photos : Annemie Augustijns