Jonathan Blalock (Paul), Melissa Wimbish (la Professeure d’histoire, Soprano d’opéra 1, Femme de chambre 1), Erin Sanzero (la Professeure de dessin, Soprano d’opéra 2, Femme de chambre 2), Amanda Crider (la Professeure d’anglais, Femme de chambre 3), Keith Phares (le Père), Michael Slattery (le Garçon), James Shaffran (le Principal). American Modern Ensemble, dir. Robert Wood (2018).
National Sawdust Tracks NS-027 (2 CD). Présentation et livret en anglais. Distr. National Sawdust Tracks.
Bien que non dépourvu d’atouts, son opéra Fellow Travelers nous avait semblé décevant. Gregory Spears signe avec Paul’s Case une œuvre plus efficace, mieux rythmée – sa relative brièveté joue en sa faveur – et orientée par une dramaturgie plus unidirectionnelle même si son argument, tiré par Kathryn Walat et le compositeur de la nouvelle éponyme de Willa Cather, n’est pas doté d’une force motrice exceptionnelle. Les caractéristiques saillantes du langage demeurent : un langage harmonique minimal qui privilégie le plus souvent un balancement très gymnopédique sur deux accords – un peu plus développée, la séquence complète qui régit la quasi-totalité de l’opéra sonne un peu pop, sorte d’écho sophistiqué d’un fameux tube de Jimmy Somerville –, une vocalité volontiers empreinte d’une ornementation baroquisante, et une tendance grammaticale à la mise en boucle de motifs brefs.
Mais cette fois, la musique est servie par des interprètes de haut standing. Le ténor Jonathan Blalock s’empare avec une remarquable souplesse de cette écriture vocale à la fois simple et directe, mais innervée par des détails ornementaux dont on lui sait gré de neutraliser toutes les éventuelles dérives maniéristes auxquelles elle pourrait ouvrir la porte. On appréciera ce naturel mélodique chaque fois que la dramaturgie appelle une expression sans ambages, mais on en ressentira les limites dans la durée, la dimension mélodique paraissant trop systématiquement déduite – et jamais l’inverse – d’un substrat harmonique qui plus est parcimonieux, ceci valant pour l’ensemble des rôles. Son air « I will burn my own life in three days », climax de la première partie, serait encore bien plus émouvant si on ne se sentait pas à l’étroit dans son cheminement mélodique.
Presque toujours traitées en trio (les Professeures, les Femmes de chambre) et fréquemment sollicitées dans le haut de leur tessiture, les voix féminines se distinguent par leur agilité, leur organicité et leur complémentarité de timbre – on note tout au plus une légère crispation de la mezzo-soprano Amanda Crider –, contribuant pour beaucoup à la vivacité de cet opéra ainsi qu’à son énergie dramaturgique. Le baryton Keith Phares insuffle au rôle du père une emphase quelque peu héroïque qui a au moins le mérite de rendre palpable l’incompréhension dont il fait preuve envers son fils. L’un des aspects les plus originaux de cette production tient peut-être au traitement vocal du rôle du Garçon (un jeune étudiant californien en visite à New York), dans un rapport presque mimétique avec celui de Paul (certains indices subliminaux du livret laissent supposer que les deux jeunes hommes ont connu, l’espace d’une nuit, une relation charnelle). De la proximité des deux ténors aux timbres néanmoins différents – Michael Slattery se distingue par une projection tout aussi puissante, mais tendant légèrement vers une consistance plus habituelle dans le contexte de la comédie musicale – et de l’enchevêtrement de leurs voix malgré une ornementation beaucoup plus soulignée pour le Garçon, naît une polyphonie ambiguë et finalement troublante.
Les neuf instrumentistes de l’American Modern Ensemble donnent du corps à une orchestration assez crue, qui gagne en énergie directe ce qu’elle perd en finesse et, à l’exception de quelques moments où les deux violons exposés à découvert paraissent un peu grêles, installent une confortable plénitude acoustique. Voulues ou non, les allusions et références se succèdent sans menacer l’intégrité stylistique du discours, qualité indéniable de la musique de Spears. De façon fugace, on pensera à Bernstein, Adams ou Reich, à une musique pastorale vue par le Romantisme, tandis qu’apparaîtront, de façon plus spécifique, une ambiance de piano puis d’orchestre d’hôtel prestigieux (c’est le Waldorf-Astoria de New York qui sert de cadre à la deuxième partie), plusieurs citations du Beau Danube bleu ou encore, lors de la scène figée, un probable clin d’œil au King Arthur de Purcell. Robert Wood laisse respirer tout cela sans sacrifier ni la précision ni l’énergie d’une production qui ne manque assurément pas de charme.
Pierre Rigaudière