Une nouvelle production d’Einstein on the Beach de Philip Glass et Bob Wilson, c’est rareté absolue. Aviel Cahn ose ce pari quelque peu risqué pour l’inauguration de son mandat genevois. Et c’est un bonheur absolu.
C’est une pierre angulaire de la création lyrique du XXe siècle, et en même temps l’une des ouvertures majeures du genre à une autre forme d’opéra qui ne peut qu’interroger directement l’avenir dudit genre. Or Einstein on the Beach est resté depuis 43 ans rareté totale, du fait même de sa difficulté de mise en place, et de l’énorme travail qu’il demande à des équipes traditionnelles qui n’y sont en rien préparées. D’autant que s’y ajoutent la difficulté d’approche pour un public à qui Philip Glass demande de se libérer de ses habitudes, pour s’engloutir dans l’œuvre - comme ce fut nécessaire avec Tristan et Isolde un siècle plus tôt - et la permanence du modèle initial, cette production fameuse née en Avignon, l’été 1976, reprise aussitôt à l’Opéra-Comique, portée ici où là en tournée mondiale, reprise et finalement remontée et magnifiée en 2013 à Montpellier, et en 2014 au Châtelet. La vidéo réalisée à cette occasion - magique - figeait involontairement un peu plus l’œuvre dans son statut de référence, comme en son temps Wagner avait figé Parsifal dans son initium bayreuthien, au risque - effectif dans ce cas précis - d’y perdre le rayonnement de l’œuvre trente ans durant et même bien au-delà, tant à l'époque un modèle imposait l’uniformisation de la répétition universelle.
La volonté d’Aviel Cahn d’inaugurer son mandat au Grand Théâtre avec une production entièrement nouvelle d’Einstein on the Beach ne pouvait donc que faire figure d’événement majeur. Et de fait la production genevoise apparaît dans sa réussite heureuse, comme le signal de la relance et de l’inscription espérée au répertoire mondial, telle qu’en son temps la production salzbourgeoise de Saint François d’Assise dix ans après sa création l’avait été. C’est ce qu’on souhaite, tout en admettant qu’elle fixe à son tour la barre si haut qu’il faudra rivaliser d’imagination pour se confronter à ce qui sera désormais un souvenir marquant pour ceux qui l’auront vue.
Comment représenter alors une œuvre qui n’a pas de synopsis, et ne raconte pas une histoire, même si la partition comporte quelques titres pour ses 9 scènes et ses 5 knees (prélude, interludes, postlude), inventés par Bob Wilson pour la première mise en scène, alors que dès l’origine, la symbiose entre la partition et les images était apparue comme un point fort, rendant insuffisant, pour ceux qui avaient vu cette production de 1976, le seul accès discographique ? Daniele Finzi Pasca répond comme Wilson en son temps par un sens aigu de l’image proprement magnétique, dont la poésie onirique est la ligne directrice, moins « pure » que la vision de Wilson, moins « engagée » que dans la part chorégraphique signée en son temps par Lucinda Childs, et plus tournée, à première vue, vers un réalisme de la narration. Voici en effet, comme sur les photos qu’en propose le programme, un Einstein ébouriffé installé à son bureau, sous sa bibliothèque surchargée, ses entassements de livres, mais où la dispersion récurrente et le vol de feuillets blancs auront ouvert le spectacle et le concluront sous une délicate pluie de fragments miroitants d’une manière de folie douce. Le voici encore à bicyclette parmi les transats, mais s’envolant bientôt dans une lumière prune quasi wilsonienne (éclairages magnifiques d’Alexis Bowles et de Daniele Finzi Pasca), tel E.T., au-dessus de la plage, comme auparavant ce minuscule avion pointé de rouge qui voletait comme une hirondelle au-dessus d’une partie de badminton, tandis qu’une sirène volera bientôt à son tour dans l’espace avec une mobilité propre à l’émerveillement du personnage principal, observateur d’un réel/irréel qui est la source de sa réflexion, comme du sourire du spectateur, saisi par l’impression qu’un Peter Pan déluré est aux commandes de ces métamorphoses permanentes qui transforment rapidement ce réalisme en délicieux moments de poésie.
Ainsi, en guise de Train (le surtitre de l’acte I), verra-t-on traversant la scène une herse de lumière mobile, fragmentable, composée de tubes plantés sur de petits chariots qui feront ligne ou cercle de magie, tandis que d’autres groupes de tubes descendront plus tard des cintres, traversés par un bonze volant et autres funambules évoquant Soto et ses forêts de câbles. Une grande partie de l’action se passe ainsi dans les airs avec une liberté de mouvement étourdissante. C’est que la Compagnia Finzi Pasca est devenue au fil du temps spécialiste des grands spectacles façon Cirque du soleil et ouverture des J.O., créant une poétique propre où la présence récurrente d’un clown pour animer de son silence ou de ses discours les knees est une autre façon de renvoyer à l’émerveillement de l’enfance. Pouvoir de l’acteur qui n’est pas ici seulement pion dans l’image, mais bien moteur d’une théâtralité muette mais immédiate et communicative, que chacun parmi la douzaine des membres de la Compagnia sait magnifier avec une personnalité de groupe autant que d’individu, à l’image de Rolando Tarquini qui endosse le personnage d’Einstein de façon plus que crédible.
Mais au sol, sur la plage, règne aussi cette poésie du rêve, comme avec cette jument blanche qui évoque aussitôt l’étalon noir qui accompagnait le surgissement de Jokanaan dans la récente Salomé de Salzbourg signée Castellucci - dont on se prend à rêver qu’il s’empare à son tour, avec tout son univers poétique propre, de l’œuvre de Glass et Wilson. Rêve qui tourne à l’éblouissement quand surgit du sol un cylindre de verre où s’ébattra sous le regard de la jument une naïade aux voiles rouges, qui finira par disparaître emportée par un buveur qui l’avale promptement d’une paille, miracle réjouissant de la superposition du réel et de la vidéo, signée Roberto Vitalini, et des jeux d’ombres chinoises, démultipliant les échelles, les superpositions, les métamorphoses. Et comment résister à l’invention et à la drôlerie de la bibliothèque, revenant démultipliée en point vernal du spectacle, avec l’impression passagère d’une répétitivité que suscite bien entendu la partition, mais qui devient au centre même de la soirée une scène délicieuse dans son rapport à la fausse verticalité, par le simple jeu des projections en temps réel de danseurs rampant au sol, mais vus comme suspendus au meuble emblématique du savoir et de la pensée scientifique ?
Mais toute cette poésie virtuose ne tiendrait pas la route sans la rigueur de la proposition musicale. Les forces rassemblées par le Grand Théâtre ne sont pas ici les siennes propres, qui se réservent pour une Aida plus traditionnelle à venir en octobre, mais celles d’un Einstein-Ensemble créé pour l’occasion et puisé au vivier des étudiants de la Haute École de Musique de Genève. Solistes vocaux formant le chœur paysage de la partition, et instrumentistes véloces et d’une précision jamais prise en faute pour recréer le socle mouvant des ritournelles obsédantes de Glass, ils ne quittent pas la fosse - hors quelques interventions solistes d’une soprano, et de la violoniste Madoka Sakitsu - mais sont l’indispensable support de la respiration du spectacle. C’est que Titus Engel lui imprime un allant irrésistible, et cette obstination du rythme qui est le sceau stylistique de l’œuvre. Elle est certes raccourcie de quelque trente minutes, mais les 3h50 restantes passent comme un rêve - et c’est, après tout, le but.
Le pari osé d’une création suisse, à Genève, en coproduction avec le Festival La Bâtie, devant un public réputé conformiste mais qui a joué le jeu de la durée sans se lasser et fêté le spectacle debout, s’est donc soldé par une réussite absolue, et la certitude qu’une nouvelle ère s’ouvre au Grand Théâtre. À suivre avec intérêt, tout en espérant que cet Einstein soit repris rapidement, ou mieux encore, surpassé ailleurs.
Pierre Flinois
Photos : Carole Parodi