Emma Bell (Vanessa), Virginie Verrez (Erika), Edgaras Montvidas (Anatol), Rosalind Plowright (la Vieille Baronne), Donnie Ray Albert (le Vieux Docteur), William Thomas (Nicholas). London Philharmonic Orchestra, The Glyndebourne Chorus, dir. Jakub Hrůša (14 août 2018). Mise en scène : Keith Warner.
Opus Arte OA1289D. Distr. DistrArt Musique.
Écrit sur mesure par Gian Carlo Menotti pour son compagnon Samuel Barber, le livret de Vanessa semble refléter indirectement le positionnement moral et esthétique des deux compositeurs : le constat d’un monde qui change, et dont il vaut mieux accepter les changements, n’empêche pas la nostalgie de certaines valeurs vouées à disparaître. Étranger aux débats qui en Europe questionnent l’opéra jusqu’à contester sa légitimité, Barber reste attaché à un genre tel qu’il a été modelé par les compositeurs du Romantisme tardif.
Pourtant, l’ambiance de cette Vanessa est bien américaine. Cette histoire teintée à la fois de surréalisme et de symbolisme, où règnent le mystère et le non-dit, dans une ambiance nordique dont la connotation russe peut faire penser à Tchekhov, est également marquée par l’influence patente des films de Hitchcock, et notamment de Vertigo, sorti en 1958, la même année que la première version de l’opéra (on entend ici la version remaniée en 1964 et resserrée sur trois actes). De même, l’écriture orchestrale se rapprocherait presque plus directement de celle du premier cinéma hollywoodien, en l’occurrence celle de Bernard Herrmann, que de celle d’un Strauss ou d’un Puccini. Avec le concours d’Ashley Martin-Davis (décor), Keith Warner a semble-t-il cherché à évoquer ces ambiances hitchcockiennes tendues et ambiguës. La thématique du miroir devient ici centrale, et en écho aux miroirs et tableaux qui sont voilés et dévoilés selon l’évolution de l’intrigue, des éléments de décor mobiles, sophistiqués mais sobres, assurent une très forte unité à l’ensemble de l’opéra, tout en permettant, par un jeu de transparence, des scènes simultanées. Bien sûr, il n’est pas question ici d’une polyscénie musicale comparable à celle de Zimmermann, et même si la scène à l’église (I, 2) fait entendre simultanément un choral et un discours orchestral beaucoup plus passionné – comment ne pas penser ici à Berg ? –, ce n’est que grâce à l’expédient de la projection vidéo que s’agglomèrent la messe et la scène amoureuse fantasmée par Erika.
Outre son sens dramaturgique, qui lui permet d’exploiter musicalement le potentiel du livret, Barber se distingue par son sens de la ligne mélodique. Vanessa regorge de mélodies, et si on est épargné par le sentiment d’indigestion, on se délectera d'elles et, bien souvent, de leur combinaison polyphonique – le contrepoint de l’orchestre pourra parfois paraître référencé, notamment à Bach –, dont le paroxysme de générosité est atteint avec le célèbre quintette du finale (III, 2), « To leave, to break, to find, to keep », un modèle du genre.
On bénéficie avec cette production récente de Glyndebourne d’un excellent plateau. Emma Bell est aussi convaincante dans le registre de la retenue que lui impose son rang social que dans l’exaltation – dont elle ménage les différents paliers – qui la gagne lorsqu’elle sent de nouveau vibrer en elle la fibre amoureuse. De même, le nuancier de la mezzo-soprano Virginie Verrez lui permet d’alterner entre la douceur qui caractérise son personnage – bien saisi dans l’air « Must the winter come so soon » (I, 1) qu’avait ajouté le compositeur à la demande de Rosalind Elias – et une passion entière pour Anatol, pourtant jamais vraiment exempte de doute. Elle aspire à un amour total que ne peut lui offrir ce dernier. Edgaras Montvidas sait se faire suave lorsqu’il s’agit de séduire, mais son personnage prône de nouvelles valeurs et une certaine libéralisation des mœurs, et refuse l’hypocrisie sociale. Loin du rôle de ténor mielleux, il se voit confier une palette expressive assez large et la grande souplesse de sa voix l’affranchit aussi bien des excès d’onctuosité que d’une dureté excessive lorsqu’il se montre caustique. Le vibrato assez ample du baryton Donnie Ray Albert conforte le Docteur dans son charisme, teinté d’une grande générosité, d’homme d’âge mûr, véritable mémoire vivante d’une famille dont il apparaît très proche. On l’appréciera particulièrement dans un rôle qui, s’il penche par moments vers le registre buffo, lui offre aussi l’occasion d’atteindre une indéniable profondeur.
Le London Philharmonic Orchestra nourrit une substance assez opulente (cordes aux accents mahlériens, notes stravinskiennes un peu plus crues, assauts occasionnels de motorique façon Prokofiev) avec élégance, tandis que le Glyndebourne Chorus contribue, par son alliage de clarté et de rondeur enveloppante, à la plénitude de l’ensemble. Comme Keith Warner sur le plateau, François Roussillon tend dans son film à instiller dans une ambiance foncièrement cosy un soupçon de saveur aigre-douce qui incite à écouter cet opéra entre les lignes.
Pierre Rigaudière