John Osborn (Robert), Nicolas Courjal (Bertram), Amina Edris (Alice), Erin Morley (Isabelle), Nico Darmanin (Raimbaut), Joel Allison (Alberti/Un prêtre), Paco Garcia (Un héraut d’armes), Marjolaine Horreaux (Première Choryphée), Léna Orye (Deuxième Choryphée), Olivier Bekretaoui (Chevalier), Luc Seignette (Chevalier/Troisième Joueur), Jean-Philippe Fourcade (Chevalier/Premier Joueur), Simon Solas (Chevalier/Deuxième Joueur). Chœur de l’Opéra national de Bordeaux, Orchestre de l’Opéra national de Bordeaux, dir. Marc Minkowski (Bordeaux Auditorium, 20-27 septembre 2021).
Palazzetto Bru Zane BZ1049. Présentation et livret bilingues (fr. angl.). Distr. Opus 64.
On peine encore à imaginer aujourd’hui le retentissement de la création de Robert le Diable en 1831. Berlioz, on le sait, n’en revint pas et consacra à son instrumentation un article de la Gazette musicale de Paris : « […] Robert le Diable offre l’exemple le plus étonnant du pouvoir de l’instrumentation appliquée à la musique classique […) pouvoir récent, qui a acquis son plus complet développement entre les mains de M. Meyerbeer ; conquête de l’art moderne, que les Italiens eux-mêmes seront forcés de reconnaître pour étayer, comme ils le pourront, leur misérable système qui tombe en ruine. » L’œuvre, il est vrai, tombait à pic : le romantisme aimait les diableries gothiques et, deux ans auparavant, successeur de Spontini et de Cherubini, Rossini avait, avec Guillaume Tell, ouvert la voie au grand opéra. Meyerbeer l’incarnait désormais, exploitant tout ce qu’offrait l’Opéra de Paris de l’époque : décors, orchestre, chœurs, danseurs, chanteurs. Après l’apogée des années 1830-1840, le genre survivra jusqu’à la fin du siècle à travers des œuvres comme le Henry VIII de Saint-Saëns.
En 2000, Marc Minkowski dirigeait l’œuvre à l’Opéra de Berlin. Vingt et un an après, il en proposait à Bordeaux une version de concert quasi intégrale – on aurait d’ailleurs pu, tant qu’à faire, aller jusqu’au bout. Il faut ici de l’énergie, dont il déborde, des couleurs, qu’il déploie superbement, de la poésie, qu’il exhale subtilement, à la tête d’un très bel orchestre bordelais – le chœur, en revanche, pèche par les aigus parfois trop bas des sopranos. Vocalement, le premier mérite de ce Robert le Diable réside dans une distribution répondant aux canons du style français alors que tout le monde ne vient pas de l’Hexagone. De John Osborn, de toute façon, il n’y avait rien à craindre : voilà longtemps qu’il s’est approprié le grand opéra, du Berlioz de Benvenuto Cellini au Meyerbeer des Huguenots ou du Prophète. Voix longue, à l’aigu brillant, ligne volubile ou modelée, il a tout pour s’identifier à Robert, avec des accents rappelant parfois un Nicolai Gedda, notamment dans la Scène et Prière rajoutée à l’intention du ténor Mario. Le diable de Nicolas Courjal a de quoi le séduire et l’effrayer tout à la fois, par l’art de sculpter les mots, la profondeur abyssale de ses graves – une vraie basse, capable de descendre jusqu’au contre-ré, ravivant le souvenir d’un Henri Médus. Le célèbre « Nonnes qui reposez » produit ainsi son formidable effet.
Vocalises coruscantes, trilles, suraigu à revendre, Erin Morley ne fait qu’une bouchée d’Isabelle, notamment de la virtuosité conquérante de « La trompette guerrière », où elle montre aussi un médium charnu, pas moins à l’aise dans le chant élégiaque de « En vain j’espère » ou « Robert, Robert, toi que j’aime ». Amina Edris n’a rien à lui envier pour la beauté du timbre, le poli du phrasé, les pianissimi aigus, Alice délicatement et douloureusement incarnée, notamment dans « Va, va, va, dit-elle, mon enfant ». On souhaiterait seulement chez l’impeccable Raimbaut de Nico Darmanin une émission plus déliée. Les rôles secondaires étant parfaits, voilà le Robert le Diable d’aujourd’hui. Il invalide l’exotique live florentin de 1968, en italien, scandaleusement tronqué, malgré Renata Scotto et Boris Christoff, et même le live parisien de 1985, que, plus encore que pour l’Isabelle de June Anderson ou le Robert d’Alain Vanzo, l’on garde précieusement pour l’Alice de l’incandescente Michèle Lagrange et le Bertram du somptueux Samuel Ramey. Mais Minkowski s’impose d’abord.
Didier van Moere
À lire : notre édition de Robert le Diable/L'Avant-Scène Opéra n°76