Thomas Young (the Trickster God : le Dieu farceur), Mark S. Doss (Cinque), Stephen West (John Quincy Adams), Florence Quivar (la Déesse des eaux), Mark Baker (le Marin), Chœur et Orchestre du Lyric Opera, dir. Dennis Russell Davies (1997, live, Chicago).
New World Records 80627-2. Notice et livret en anglais. Distr. DistrArt Musique.
Après avoir dédié son premier opéra à la figure de Malcolm X (NYCO, 1986), l’Américain Anthony Davis (1951) consacrait en 1997 son quatrième opus lyrique à une autre tranche d’histoire des États-Unis, plus ancienne mais pas sans lien avec la précédente (il avait d’ailleurs commencé à y réfléchir juste après) : la mutinerie du navire d’esclaves la Amistad en 1839, qui aboutit à l’acquittement en appel des insurgés et de leur meneur Cinque, que la Cour Suprême considéra comme des kidnappés plutôt que comme des « biens » et autorisa à regagner leur pays natal, la Sierra Leone – le juge John Quincy Adams (6e président des États-Unis de 1825 à 1829) entra ainsi dans l’Histoire. Hasard ? Quelques jours après la création de l’opéra sortait le film de Steven Spielberg sur le même sujet.
Pour le livret, Anthony Davis fit appel à la journaliste et auteur Thulani Davis, sa cousine, déjà librettiste de X, The Life and Times of Malcolm X. Dix ans après la création à Chicago, l’œuvre fut largement remaniée (texte et musique) pour sa reprise en 2008 au Festival de Spoleto-U.S.A. (à Charleston, S.C.), dans le sens d’une concentration dont l’efficacité fut saluée par la critique : moins de personnages, de scènes et d’instruments. Il est vrai que la version originale, que l’on découvre ici, fait appel à plus de vingt personnages identifiés ! On ne connaît pas la seconde Amistad, mais celle de 1997, dont nous parvient aujourd’hui la captation, ne paraît pas outrageusement disproportionnée avec ses deux heures de musique à la tension soigneusement réglée en ressacs permanents. Elle témoigne d’un livret à la fois poétique, dans son recours à des divinités paganistes (à commencer par la figure anthropologiquement cruciale du Dieu farceur, qui introduit aussi une intéressante distance critique vis-à-vis du traitement du sujet), et puissant, dans ses invocations lyriques – un lyrisme qu’amplifie l’écriture vocale du compositeur, largement déployée, généreuse de galbe et d’accents. La narration, volontairement non linéaire, et les multiples éléments fantastiques permettent d’échapper à un premier degré édifiant : le rôle des dieux introduit du mystère, les dépositions clés du procès (souvenir des origines, témoignage sur la mutinerie) transportent acteurs et auditeurs bien loin du tribunal, en Afrique puis sur le pont de l’Amistad. Autant de détours qui maintiennent une attention permanente, d’autant qu’ils sont confiés à des interventions où l’équilibre entre soliste, groupe d’individus et masse chorale est soigneusement pensé et renouvelle en permanence le regard sur le « personnage ». Certains sont d’ailleurs secondaires mais néanmoins servis par de grands airs (telle Margu dans sa cellule) venant contrepointer la dynamique dramaturgique.
Pianiste de jazz renommé pour son imaginaire riche d’influences variées (musique africaine, gamelan, minimalisme, etc.), Anthony Davis fait preuve d’une maîtrise des styles et écritures admirable, car les héritages s’y croisent en menant à une langue intégrée et singulière, aussi séduisante qu’impressionnante, dont le paysage sonore sait se charger de ciels à la tourmente picturale. Les différents groupes culturels ont leur langage propre (opposant discrètement l’univers de la syncope à celui du martèlement chronométré, mais passant aussi par le debussysme sensuel de la Déesse des eaux ou la modalité tranquille du psaume des abolitionnistes, deux stases de lumière et de paix), sans que ne s’entende aucune juxtaposition, bien au contraire : le défi est brillamment relevé. Les outils du grand opéra (grand orchestre, double chœur – les Esclaves et les Américains –, solistes très opératiques) accueillent un instrumentarium de jazz, l’atonalité d’un Schoenberg expressionniste rencontre la liberté d’improvisation d’un Miles Davis, le scat (parfait pour le Dieu farceur !) voisine avec le lyrisme le plus ample. De bout en bout, on est happé par une vérité et une plasticité de l’accent qui émeut au sens étymologique. Ce n’est pas si fréquent qu’un opéra contemporain vous accroche sans vous lâcher, par sa seule musique même ! On aurait mauvaise grâce à bouder ce plaisir-là, dont nos programmations françaises pourraient aussi s’inspirer… Les protagonistes dessinent une distribution vocale bien répartie, et servie avec brio par l’équipe de la création sous la direction énergique et très construite de Russell Davies : ténor mordant du Dieu farceur, baryton souple et lyrique du Marin, autre baryton plus musculeux de Cinque, baryton-basse large et vibrant d’Antonio, timbre chaud et maternel au chant amniotique de la Déesse des eaux, basse profonde et chaleureuse d’Adams… jusqu’au ténor de caractère du Phrénologiste, avec sa mécanique grinçante, droit héritier du Capitaine de Wozzeck.
Côté héritage, la question se posera forcément d’inscrire Amistad (comme, déjà, X) dans une histoire de l’opéra noir-américain – histoire et catégorie qui, du reste, sont encore à théoriser. Prendre Porgy and Bess comme œuvre fondatrice serait déjà l’objet d’un long débat, et sans doute l’« Ol’ Man River » qui monte à notre mémoire quand la voix grave de Cinque entonne le blues « Ankles and Wrist » est bien plus affaire de réflexe que de raison musicale ou intellectuelle. Il n’empêche : sans dogmatisme aucun (ni facilité), un terrain est ouvert ici, d’un horizon stylistique nettement renouvelé, et chargé d’une histoire humaine et musicale bien plus vaste que celle du « CNN opera » ou des minimalistes auxquels on pouvait, à tort, croire limiter l’opéra américain. C’est une des victoires d’Amistad.
Chantal Cazaux