Entre Salomé et Simon Boccanegra, Romeo Castellucci et Andreas Kriegenburg, c’est le jour et la nuit. L’opéra de Strauss, l’année dernière, fut un choc. Il l’est encore aujourd’hui, tant la production de l’Italien ne ressemble à aucune autre. À l’histoire de Salomé il superpose le délire d’un imaginaire saturé de symboles déclinés en une série de tableaux vivants où tout est néanmoins rigoureusement pensé, dans un subtil dosage du mouvement et de l’immobilité – on se croit parfois chez Bob Wilson.
C’est ainsi qu’il résout le problème de l’espace, la scène d’un Manège des rochers dont les arcades ont été bouchées et composent un étouffant mur de pierre. Déjà tout un symbole : pendant la danse, Salomé reste immobile, en position fœtale, disparaissant pendant l’explosion de la coda sous un bloc de pierre. Le palais d’Hérode ? Certes, mais un lieu hors du temps aussi, lavé par des équipes de nettoyage, où des personnages dont la moitié du visage est grimé de rouge entrent pour jouer la fiction. Et pourtant les ors du palais sont là, comme si Castellucci revisitait Moreau ou Klimt. Cette perpétuelle oscillation entre la réalité de l’histoire, qu’il n’élude jamais, et les fantasmes de celui qui la recrée, fait de cette Salomé une sorte de vertige surréaliste.
Tout se répond ou s’oppose. Le disque de la lune se mue en un grand cercle noir avec lequel se confond un Jochanaan bête de fange aux ailes de chauve-souris, il se retrouve à travers le couvercle de la citerne, inondé de lait à la fin. Mais c’est dans l’eau que Salomé chante les dernières mesures, comme purifiée, elle dont la robe blanche est maculée d’une tache de sang qui vient de faire de l’enfant une femme. Pas de baiser à la tête du Prophète : c’est celle d’un cheval qu’on apporte, alors que le corps de Jochanaan décapité gît sur une chaise. L’eau, le lait, le sang : ce qui reste de vie à cet univers pétrifié.
Le cheval, auparavant, était dans la citerne, prison étable où l’homme n’en est plus un. Castellucci, au fond, revisite La Belle et la Bête. Mais plus rien, ici, ne semble les relier : Salomé désire-t-elle vraiment Jochanaan ou son propre désir ? Quand il redescend au fond de la citerne, que l’orchestre hurle ce désir, elle se livre à une étrange danse de plaisir solitaire. Hérode lui-même regarde-t-il vraiment Salomé ? Chacun est muré en lui-même… pétrification du regard aussi.
Adhère-t-on totalement ? Non. A moins de s’abandonner sans réserve à la froide magie de cette métamorphose, de consentir à errer parmi cette forêt de symboles lisibles ou opaques, de se laisser fasciner par la pure beauté plastique d’un spectacle à la fois économe et profus. Le DVD s’annonce : peut-être nous en dira-t-il davantage.
Tout repose également sur l’extraordinaire Asmik Grigorian, en qui Castellucci a sans doute trouvé la Salomé de ses rêves, corps gracile d’adolescente, dont sa couronne et sa robe blanche feraient presque une Vierge, incarnation du désir innocent et absolu, voix ductile et légère, trop légère d’ailleurs dans le médium et le grave, mais d’une pureté lumineuse ailleurs, tellement identifiée à la petite princesse qu’on peut finir par succomber. En face d’elle, le Jochanaan idéal de Gábor Bretz, par l’insolence du timbre et du chant, le hoher Bass qu’appelle le prophète, modèle d’équilibre entre la rudesse et la noblesse. John Daszak n’est pas un Hérode à enfermer, plus distancié que de coutume, qui ne recourt qu’avec parcimonie aux facilités du Sprechgesang, époux de l’Herodias acariâtre d’Anna Maria Chiuri. Rôles secondaires triés sur le volet, à commencer par le magnifique Narraboth extasié de Julien Prégardien. Les Viennois distillent des parfums d’un inouï raffinement, eux dont Franz Welser-Möst obtient une transparence et une précision mendelssohniennes, jusque dans les plus fracassants climax. Lui manquent néanmoins la sensualité vénéneuse, le soufre expressionniste qui perpétuent, plus d’un siècle après sa création, le scandale de Salomé.
Didier van Moere
À lire : notre édition de Salomé : L’Avant-Scène Opéra n° 240
SF/Ruth Walz