Des hommes en costume-cravate penchés sur leur portable, aux gestes mécaniques, comme des robots. Sur un grand rideau de tulle des tweets qui n’en finissent plus de se succéder – « Make Genoa great again » … « Forza Simone » … « Forza Italia » aussi. Boccanegra ancêtre de Trump ou de Berlusconi ? Les réseaux sociaux font en tout cas son élection, relayés par quelques mauvais coups d’agitateurs douteux. Le message d’Andreas Kriegenburg est clair : « Nous sommes aujourd’hui dans une situation politique semblable. » Simon est un populiste qui s’ennoblit, mais échoue à réconcilier une société trop violente pour dépasser ses antagonismes.
Décor éloquent : entre villa et bunker, palais prison d’un souverain solitaire, d’où la mer ne s’aperçoit que deux fois, pour l’air d’Amelia et la mort de Simon, nimbée d’une douce lumière ocre, les deux seuls moments de paix de la tortueuse histoire. Au fond de la villa, le petit îlot de verdure, lieu du bonheur impossible, semble bien dérisoire. Le bunker pivote parfois sur lui-même, symbole de l’isolement du pouvoir. Des symboles aussitôt lisibles pour la production la plus classique du festival, comme s’il fallait se reposer des autres.
Au plus près du texte et de la musique, très fonctionnelle, la direction d’acteurs lisse ou élude souvent la violence des tensions exacerbées qu’évoque le metteur en scène. Elle est trop littérale pour créer cette atmosphère de peur où la vie de chacun ne tient qu’à un fil. Elle convainc un peu plus quand elle s’attache aux rapports entre les personnages, alors qu’elle néglige le chœur - dans le final du premier acte, les deux clans semblent figés. Pour mieux montrer les blocages d’une société divisée ? Andreas Kriegenburg n’est pas allé au bout de son idée.
Vocalement, l’ensemble se tient, sans être mémorable. Au scrupuleux et nuancé – quitte à détimbrer – Luca Salsi manque l’aura du Doge qui reste ici un plébéien parvenu, attachant néanmoins. Face à lui, le Fiesco de René Pape, impressionnant de présence en commandeur justicier, s’il se signale par la beauté d’une voix au grave nourri et souverainement conduite, laisse sceptique quant à sa proximité avec les canons du chant italien, surtout dans le cantabile. Après un air d’entrée rien moins que suspendu, Marina Rebeka déploie les splendeurs de son timbre et les rayons de son aigu, elle qui serait magnifique si elle ne peinait à se projeter à partir du bas médium. Le Gabriele de Charles Castronovo reste ainsi le seul à n’appeler aucune réserve : voix à son zénith, d’une parfaite homogénéité, sans tension dans l’aigu, ligne patricienne, interprétation incandescente. N’oublions pas pour autant André Heyboer, éructant avec style la rancœur haineuse de Paolo. À la tête d’un Philharmonique de Vienne très complice, Valery Gergiev n’a pas de mal à trouver couleurs et phrasés, flattant avec gourmandise l’orchestre de Verdi, d’une belle puissance dans le final du premier acte, mais s’autorisant aussi des lenteurs au narcissisme appuyé, dont il devient heureusement plus avare à partir du deuxième. Tout cela étant dit, la production est-elle à la hauteur du festival le plus prestigieux et le plus cher du monde ?
Didier van Moere
À lire : notre édition de Simon Boccanegra : L’Avant-Scène Opéra n° 19
Photos : SF/Ruth Walz