C’est à quelques détails près sa mise en scène monégasque de 2015 qui a servi de base à Jean-Louis Grinda pour cette production de Guillaume Tell aux Chorégies d’Orange. Située dans un XIXe siècle assez générique, elle s’ouvre sur la projection d’une carte géographique qui vient d’emblée situer l’action dans son cadre originel, celui du lac des Quatre-Cantons, et comporte quelques allusions à l’empire austro-hongrois dont le blason est cité à comparaître dans les scènes d’oppression du IIIe acte. Un jeu de projections vidéo habille le mur de paysages de montagnes et d’ambiances forestières qui en utilisent avec beaucoup de subtilité la pierre et les quelques vestiges architecturaux, tandis qu’une plateforme tournante permet de ramasser l’action au centre du plateau et de pallier les inconvénients de la vaste scène. Quelques images symboliques (Tell attelé à la charrue par Jemmy ou une petite fille venant ensemencer un sillon pendant l’Hymne à la liberté final) ne suffisent pas à donner un supplément de profondeur à une vision qui reste résolument historiciste voire un peu anecdotique.
Au premier acte, les divers chœurs et mouvements chorégraphiques qui composent la fête des Pasteurs ne parviennent pas vraiment à communiquer ce sentiment d’un rite communautaire unificateur d’un peuple soudé dans sa culture, faute d’une véritable intégration du chant et de la danse (que réussissait si bien Graham Vick à Pesaro en 2015). La vision reste ancrée dans un registre essentiellement folklorique, renforcé par les costumes traditionnels du pays de Vaud. En revanche, au IIIe acte, la ronde des paysans suisses s’épuisant à tourner devant Gessler tandis que les soldats les harcèlent suggère bien le climat d’oppression, et suffit à gérer ce qui a été conservé du ballet dans une version qui peut s’honorer d’avoir été parcimonieuse avec les coupures.
La distribution a peu changé depuis 2015. Nicola Alaimo retrouve le rôle-titre dans lequel il s’est tant de fois illustré depuis sa prise de rôle à Amsterdam en 2013. Si son articulation française reste toujours aussi exemplaire, son baryton pourtant respectable s’impose un peu moins aisément dans le grand vaisseau du théâtre antique mais, malgré un petit déficit dans l’extrême grave de la tessiture, sa scène et son grand air du IIIe acte (à la fin duquel il s’effondre littéralement, tel un géant foudroyé) restent un moment de grande émotion. À Annick Massis l’on reconnaîtra une maîtrise incontestable des aspects belcantistes du rôle de Mathilde, notamment dans son difficile air du IIIe acte « Pour notre amour plus d’espérance » (si fréquemment coupé) ; mais la soprano paraît tout de même sous pression dans la tessiture assez large de son air d’entrée où elle laisse entendre un vibrato inquiétant. Le matériau vocal, la puissance et la facilité de ses aigus font regretter que Celso Albelo ne soit pas un interprète plus subtil et plus exigeant et qu’après tant d’années de fréquentation d’Arnold il n’ait toujours pas consenti à travailler un peu mieux sa diction française et à penser son rôle de façon moins ordinaire. Du côté des basses, on n’encourt aucun reproche : Philippe Kahn (Melchthal) et Nicolas Cavalier (Fürst) sont des seconds rôles de premier plan. En manteau et casquette de cuir, Nicolas Courjal joue les tyrans cyniques avec une certaine modération. Cyrille Dubois est un Ruodi de grand luxe et Philippe Do un solide Rodolphe. Si Nora Gubisch, voix charbonneuse et diction confuse, déçoit quelque peu dans le rôle d’Hedwige, le Jemmy de Jodie Devos constitue la révélation de cette production. Son soprano brillant et son impeccable articulation lui permettent de passer facilement le mur de l’orchestre et de s’élever au-dessus des grands ensembles, donnant un superbe relief au difficile personnage du fils de Tell dont elle incarne à merveille la jeunesse et la fougue, malgré un costume et une perruque bien peu seyants.
Les chœurs réunis de Toulouse et de Monaco sont d’une clarté exemplaire et l’orchestre de Monte-Carlo répond impeccablement à la direction précise et concentrée de Gianluca Capuano, qui ne peut pourtant éviter quelques décalages avec le plateau, largement dus à l’acoustique et au mistral en fin de soirée. Il faut saluer cette courageuse initiative des Chorégies qui constitue, sauf erreur, l’unique production française du chef-d’œuvre de Rossini depuis la calamiteuse production de l’Opéra de Paris de 2003. Espérons que cette unique représentation aura permis au grand public de découvrir que Rossini n’est pas seulement le compositeur du Barbier de Séville mais un musicien capable d’incarner le souffle épique d’un peuple marqué par les révolutions, et qui a offert en 1829 un de ses plus beaux fleurons au grand répertoire français.
Alfred Caron
À lire : notre édition de Guillaume Tell : L’Avant-Scène Opéra n° 118
Photos : Philippe Gromelle