Succès assuré pour la présentation à Aix-en-Provence de la production de Jakob Lenz créée à Stuttgart en 2014, qui valut en 2015 à la metteuse en scène Andrea Breth le prix Faust du théâtre musical, et à Georg Nigl, interprète du rôle-titre, le rang de chanteur de l’année décerné par Opernwelt.
Créé à Hambourg en 1979, l’opéra de chambre de Wolfgang Rihm déroule en treize stations d’un quasi-chemin de croix la déréliction mentale de son protagoniste, poète déchiré né en 1752 et dont l’implosion intérieure inspira à Büchner sa nouvelle Lenz (à la source du livret de Michael Fröhling) autant que certains aspects de son Woyzeck. On compare d’ailleurs volontiers l’opéra de Rihm au Wozzeck de Berg : même radicalité de l’écriture, dont la difficulté d’appréhension est compensée par une expressivité intense, même focalisation sur la chute mentale d’un personnage, même noirceur désespérée – en plus asphyxiant encore.
Également comme Wozzeck, Jakob Lenz repose sur les épaules d’un interprète d’exception. C’est le cas ici. Outre qu’il maîtrise tous les modes d’émission vocale requis par la partition (du plus lyrique au sprechgesang, du parlé au crié, du feulé au falsetto, du hanté à l’enfantin), en une virtuose versatilité qui est autant prouesse technique que parfait symptôme d’un dérèglement effrayant, Georg Nigl paraît s’abandonner corps et âme à la déperdition déchirée de son personnage. Ce n’est pas une image que de dire combien l’on est rassuré de le voir sourire aux saluts, tant les dernières scènes semblent mener l’interprète au bord de l’abîme. Il est entouré de remarquables partenaires : profond et si humain Oberlin de Wolfgang Bankl, impitoyable Kaufmann de John Daszak, et un sextuor de chanteurs dont la polyphonie, elle aussi virtuose dans sa gestion des intonations et des contrepoints internes, entoure Lenz d’ombres et de lumières fantomatiques. Tous sont portés par la baguette aussi précise et attentive que plastique d’Ingo Metzmacher ; sous sa direction, les onze instrumentistes de l’Ensemble Modern sonnent avec une générosité et une richesse de coloris impérieuses, et les treize tableaux font trajectoire dramatique imparable, tendue non comme un arc mais plutôt comme sa flèche : vers un climax qui est aussi point de non-retour.
Grâce à un jeu de rideau (in)visible et de lumières tranchées (Alexander Koppelmann), la mise en scène d’Andrea Breth (avec pour dramaturge Sergio Morabito) découpe les treize tableaux par des fondus au blanc qui permettent à la fois les changements de décor (à la magie étonnante tant ils sont rapides et silencieux) et des effets de tableaux vivants saisissants. Le pasteur Oberlin acquiert une dimension maternelle, Kaufmann, une inquiétante silhouette de médecin autoritaire. Ancrés dans un passé puritain (costumes d’Eva Dessecker), les décors sclérosent la nature (un élément primordial de la quête de Lenz, qui entend les « voix des montagnes ») en rochers artificiels puis en maquettes sous vitrine (puissante scénographie de Martin Zehetgruber, dont les rares perspectives échappées sont travaillées en impasse ou en distorsion, à coup de miroirs). Une palette de gris et noirs domine, sur laquelle trancheront avec cruauté la salissure des excréments dont Lenz interné se macule, puis le blanc de sa camisole. Désormais seul, reclus, enfermé dans son corps en plus de l’être dans son esprit, Lenz-Nigl atteint à l’absolue détresse et crie ses derniers appels à un ciel qui ne l’entend pas. Vision insoutenable qui cloue le public de désarroi.
Une œuvre-limite et une interprétation-choc, expérience profonde mais terrifiante… qu’on ne saurait trop conseiller de faire suivre du Requiem de Pichon-Castellucci, histoire de croire à nouveau (temporairement ?) à une petite lumière au bout du tunnel.
Chantal Cazaux
Une représentation encore, le 12 juillet.
Voir notre édition de Jakob Lenz : L’Avant-Scène Opéra n° 310
Photos : Patrick Berger / Artcompress