Aude Extrémo (la Périchole), Stanislas de Barbeyrac (Piquillo), Alexandre Duhamel (Don Andrès de Ribeira), Éric Huchet (Don Miguel de Panatellas), Marc Mauillon (Don Pedro de Hinoyosa), Enguerrand de Hys (Premier Notaire/le Marquis), François Pardailhé (Second Notaire), Olivia Doray (Guadalena/Manuelita), Julie Pasturaud (Berginella/Frasquinella), Mélodie Ruvio (Mastrilla/Ninetta), Adriana Bignagni Lesca (Brambilla), Jean Sclavis (un Prisonnier). Les Musiciens du Louvre, Chœur de l'Opéra National de Bordeaux, dir. Marc Minkowski (live 14-16 octobre 2018).
Livre-disque Palazzetto Bru Zane 21 (2 CD). Textes et livret en français et en anglais. Distr. Outhere.
Après ses fameux enregistrements d'Orphée aux Enfers (1997), La Belle Hélène (2000) et La Grande-Duchesse de Gérolstein (2004) – réunis récemment dans un coffret Warner –, Marc Minkowski nous propose une Périchole qui suscitait beaucoup d'attentes, d'autant plus qu'elle paraît dans la collection « Opéra français » du Palazzetto Bru Zane, spécialisée dans la redécouverte d'œuvres significatives du répertoire. En pensant aux préoccupations musicologiques du chef, qui avait inclus des pages comme l'air de Pâris (« Je la vois, elle dort ») dans La Belle Hélène ou le splendide Carillon de la grand-mère dans le finale du deuxième acte de la Grande-Duchesse, de nombreux passionnés d'Offenbach fantasmaient sans doute sur certains inédits de la version 1868 qu'ils allaient découvrir. Ils en seront cependant pour leurs frais, car le chef s'est rabattu sur la partition de 1874, à laquelle il retranche même plusieurs morceaux, et non des moindres, du troisième acte. C'est ainsi que passent carrément à la trappe la fin du duo Périchole-Piquillo (si amusant avec ses paroles loufoques « Ô joie extrême ! / Bonheur suprême ! / Et cætera, et cætera. / Felicità ! felicità !), le trio de la prison (dans lequel le vice-roi exprime sa douleur de ne pas être aimé), le finale de la scène de la prison et tout le numéro 21 du dernier tableau. Loin de faire longueur, ces passages constituent au contraire des moments essentiels pour la bonne compréhension de l'intrigue et possèdent de surcroît une grande valeur musicale. Pour entendre une version enrichie de pages inédites, on se tournera donc plutôt vers l'intégrale en langue allemande réalisée à Dresde par Ernst Theis (CPO, 2010), où l'on retrouve le « duo des bijoux » (1868) et deux pages composées par Offenbach pour les représentations viennoises de 1874, soit la « Geistinger-Walzer » et le finale du dernier acte.
Cela étant, il serait dommage de bouder son plaisir en raison de ces considérations, car Marc Minkowski, fort de sa vaste expérience offenbachienne, nous offre une lecture nuancée de cet ouvrage aux teintes douces-amères où la difficulté majeure consiste peut-être à trouver le parfait équilibre entre les aspects bouffons et ceux nettement plus introspectifs, voire graves, comme dans l'air de Piquillo du troisième acte (« Cela vous met la mort dans l'âme / De voir le monde comme il va... »). De façon très juste, le chef se lâche moins que dans les autres opéras-bouffes ; en tenant la bride à l'orchestre et aux chanteurs, il sacrifie certes un peu de l'effervescence qu'on est en droit d'espérer, mais parvient en contrepartie à mieux traduire l'essence d'une pièce qui annonce dans une certaine mesure le désenchantement de Fantasio et des Contes d'Hoffmann. Avec les Musiciens du Louvre – soulignons au passage la tenue extraordinaire du pupitre des bois –, il sait éviter la surcharge et certains excès auxquels il avait pu succomber dans ses précédents Offenbach. Le chœur de l'Opéra de Bordeaux accomplit lui aussi un travail admirable en ce qui a trait à la précision et à la clarté de la diction.
Dans le rôle-titre, Aude Extrémo s'avère à la fois grandiose et un peu étonnante. On tient ici un grand mezzo aux moyens fort impressionnants, aux graves quasi abyssaux et aux aigus dardés sans difficulté apparente. Si elle réussit très bien dans les dialogues à rendre le côté populaire de la chanteuse des rues, son chant suprêmement raffiné et son timbre particulièrement sombre tirent le personnage vers Dalila, Carmen ou même Vénus (Tannhäuser), toutes héroïnes faisant partie de son répertoire. Pour incarner avec plus de vraisemblance la jeune Péruvienne, elle devrait alléger davantage sa voix et porter une plus grande attention à sa prononciation, dimension fondamentale chez Offenbach. Un peu trop grande dame, sa Périchole devrait peut-être s'inspirer de Régine Crespin, qui savait en quelque sorte faire oublier ses immenses moyens vocaux, tout en sachant merveilleusement mettre en relief le texte savoureux de Meilhac et Halévy. En Piquillo, Stanislas de Barbeyrac ravit l'oreille par son ardeur, la séduction de son timbre et sa diction impeccable. À l'exception de quelques aigus donnés à l'arraché, il possède le format idéal d'un rôle dont il traduit bien les différents affects. Goguenard et suffisant à souhait en vice-roi Don Andrès de Ribeira, Alexandre Duhamel est ici privé du trio qui lui aurait permis d'exprimer les affres de l'homme de pouvoir privé de soutien affectif. Éric Huchet et Marc Mauillon sont absolument superbes en Don Miguel et Don Pedro, de même que presque tous les autres rôles secondaires, qui font honneur au chant français. Malgré ses qualités indéniables, cette nouvelle version ne saurait donc surclasser les intégrales d'Igor Markevitch (EMI, 1958) avec Suzanne Lafaye et Raymond Amade et d'Alain Lombard (Erato, 1976) avec Régine Crespin et Alain Vanzo.
Louis Bilodeau