Pour la première fois, Tosca au Festival d’Aix-en-Provence. Cela aurait pu être une parfaite réussite festivalière, à la manière de la Carmen revisitée par Dmitri Tcherniakov en 2017 : un grand titre populaire, mais investi du regard décalé d’un metteur en scène qui se refuse au premier degré littéral. Mais là où Tcherniakov, avec son jeu de rôles thérapeutique, avait recréé entre « ses » personnages des enjeux émotionnels analogiques à ceux du livret et de la musique, Christophe Honoré pose un concept qui ne fonctionne ni avec l’un ni avec l’autre.
Floria Tosca est une cantatrice. Cet élément narratif a déjà inspiré chez les metteurs en scène la tentation d’un métathéâtre diffus. Considérant le mythe lyrique « au carré » qu’est devenu le personnage en raison de ses avatars prestigieux (le plus immortel restant Maria Callas), considérant aussi que cette production était, pour l’Américaine Angel Blue, l’occasion d’une prise de rôle, Honoré va plus loin : aux actes I et II, nous assistons non à Tosca mais à une « répétition de Tosca » chez une ancienne diva (interprétée par Catherine Malfitano, elle-même jadis titulaire du rôle, notamment dans la version télédiffusée en mondovision en 1992 « dans les lieux et aux horaires de l’action ») ; à l’acte III, à la version de concert résultant de cette répétition. Évidemment, il ne s’agit plus de trembler pour Angelotti recherché par la police, pour Tosca qui vient chercher son bien-aimé dans les griffes du terrible Scarpia ou pour Mario dont on sait qu’il va tomber sous les balles alors qu’il se croit sauvé : ringarde, la suspension d’incrédulité du spectateur ! Éparpillé façon puzzle, le sens des répliques échangées hors sol. On pourrait certes analyser longuement sur le papier tout ce que l’on voit, apparemment recherché et soigneusement réalisé (décors détaillés d’Alban Ho Van, belles lumières de Dominique Bruguière), mais la surcharge dramaturgique (actions parallèles aux quatre coins du plateau, vidéos multiples, d’archive ou en – vrai ou faux – temps réel, citations de Proust, etc.), outre qu’elle éparpille le regard et la pensée et dilue l’effet, est le révélateur d’un procédé qui tourne à vide. D’émotion, point. D’attention à la musique ? Il n’est que de voir l’entrée de Scarpia, où Puccini vous cloue habituellement dans votre fauteuil, ici laminée dans la banalité. Quel dommage d’affadir ou de compliquer les choses, quand on a en main l’un des opéras les plus parfaits, où tout est serré, tenu, lisible, dans une association « coup de poing » entre texte et musique !
Christophe Honoré tente bien de conserver à Tosca un peu de sa jalousie (l’interprète de Mario n’a d’yeux que pour la diva, peut-être une ancienne maîtresse), à Scarpia un peu de sa bestialité (le baryton harcèle la soprano) – mais Mario fait les frais du dispositif : le ténor a pris une cuite dans la cuisine de la diva et cuve son vin pendant sa scène de « torture ». On sauvera quelques belles idées, notamment le passage de flambeau entre la diva et sa jeune consœur opéré grâce à la fameuse robe rouge de Tosca-Callas, ou la pantomime du meurtre de Scarpia, qui se joue finalement autour du corps crucifié de la diva dépossédée de son rôle. Car elle s’approprie beaucoup de choses : non seulement la focale du spectateur (elle est omniprésente en scène, physiquement et par les souvenirs de sa carrière qu’on égrène a volo : albums photos, costumes, extraits de films), mais aussi les premières répliques d’Angel Blue, le chant du petit Pâtre (hélas…), la mort de Tosca (façon Grand-Guignol) et même les premiers (vrais) saluts, partagés avec Angel Blue. Sachons gré à Malfitano d’avoir tout de même laissé ensuite la titulaire du rôle-titre saluer seule. Quant à Angel Blue, on lui souhaite une future production de Tosca où elle pourra épancher son « Vissi d’arte » sans que le metteur en scène rappelle au public la cohorte des fantômes auxquels il s’agit de succéder...
On admire d’ailleurs la Californienne, qui fait montre d’un vrai panache vocal (puissance des aigus, assise des graves – un peu de souplesse et de galbe demanderont à arrondir la ligne de sa Tosca), d’une présence au charme réel et d’un investissement dramatique intense : on lui doit les rares moments d’émotion liés à la musique de Puccini, et notamment son « Vissi d’arte » qui parvient – exploit – à s’imposer face au dispositif scénique et à sonner « vrai ». Grand styliste et grand puccinien, Joseph Calleja délivre un Mario aux nuances infinies mais désormais aux aigus difficiles et tirés ; on regrette, là encore, que la mise en scène ôte tout charme à « Recondita armonia » et tout enjeu à « E lucevan le stelle ». Alexey Markov a le mordant de Scarpia (même si, en ce soir de seconde représentation, l’intonation est parfois basse) et joue les affreux avec délectation. Petits rôles bien tenus et, sous la direction maîtrisée mais prudente de Daniele Rustioni, troupes de l’Opéra de Lyon en forme : Chœur et Maîtrise de bel impact au I, et un Orchestre qui trouve au III l’occasion de sonner comme jamais dans l’Archevêché… puisqu’il est sur scène. La jeune Tosca triomphe, l’ex-Tosca se suicide. Tosca, elle, se sent mal-aimée – comme son public. Ce qui, pour les divas, revient au même.
Chantal Cazaux
Voir notre édition de Tosca : L’Avant-Scène Opéra n° 11 (édition 2016)
Photos : Jean-Louis Fernandez