Rarement joué, Le Testament de la tante Caroline est la seule incartade de Roussel dans le genre de l’opérette. Composée en 1933, d’abord représentée en tchèque à Olomouc en 1936 avant de débarquer sur la scène de l’Opéra-Comique en 1937, l’œuvre n’est franchement pas un succès à sa création salle Favart. Ce que Roussel voulait être « une sorte d’opéra bouffe dont les personnages sont complètement grotesques et devraient être joués sans crainte d’exagérer leurs effets » est vu par le public comme un « spectacle déplacé ». Et pour cause, Le Testament dépeint une vision grinçante et féroce de la nature humaine, telle qu’elle se révèle au moment du partage de l’héritage où plus rien ne compte si ce n’est tirer la couverture à soi : alors que la vieille Caroline vient de décéder, son immense fortune reviendra au fils d’une de ses trois nièces, qui devra naître dans l’année. Chose fort compromise puisque l’aînée est entrée dans les ordres, et les deux autres, bien que mariées, semblent dans l’impossibilité d’avoir un enfant. Le testament leur donne neuf mois pour concevoir un fils et réclamer l’héritage…
Le livret de Nino (pseudonyme de Michel Veber), drôle et truffé de jeux de mots ingénieux, est d’une modernité saisissante. Les personnages sont truculents, caricaturés à souhait, et leur exubérance est portée par la musique pleine de fraîcheur de Roussel. La mise en scène de Pascal Neyron fait écho à l’ingéniosité du livret. En témoigne la cocasse scène d’ouverture où, au son de l’Ave verum de Mozart, le cercueil de la tante Caroline est descendu dans la fosse… d’orchestre ! Vêtu d’un habit de prêtre officiant, le chef d’orchestre Dylan Corlay prend place sur son estrade et, face au public, déclame l’oraison funèbre en l’honneur de la défunte. Puis le rideau se lève et l’opéra débute dans un intérieur luxueux (tapis en peau de bête, statue dorée, grandes tentures…) transposé dans les années 1960. Dans des costumes (Sabine Schlemmer) hauts en couleurs qui permettent immédiatement de les cloisonner dans leur rôle (la servante, le chauffeur, le docteur…), les personnages font forte impression et s’en donnent à cœur joie, proposant une palette de caractères contrastés et savoureux.
Si l’opéra débute sagement avec un premier duo presque « bluette » entre la servante Lucine et le chauffeur Noël, l’intrigue monte vite en crescendo (allant jusqu’à une délirante « bataille de bébés » finale), chacun dévoilant sa personnalité, jouée à l’excès comme le souhaitait Roussel. Dans une pièce ou les passages parlés sont aussi importants que les airs, les interprètes se doivent d’être aussi bons comédiens que chanteurs. Pari réussi pour l’ensemble de cette distribution. Marie Perbost (la servante Lucile) et Fabien Hyon (le chauffeur Noël, qui se révèlera être le fils de l’aînée des nièces, et donc l’héritier de la fortune) forment un couple attachant, peut-être le moins extravagant de la pièce car a priori étranger à la perspective d’hériter. Juste mais un peu trop sage dans son interprétation (comparée à celles de ses partenaires), la soprano est cependant fraîche et lumineuse. Et même si sa prononciation chantée manque de « i » et d’appui sur certaines consonnes, Marie Perbost nous offre des aigus très brillants et puissants. En face d’elle, le ténor Fabien Hyon est à l’aise dans tous les registres, aussi bien théâtral que chanté, et doté d’une diction irréprochable.
L’aînée des nièces, Béatrice, est jouée par la mezzo-soprano Marie Lenormand. Pétillante et somme toute attachante sous ses airs de bigote, elle insuffle avec brio la veine comique à son personnage, en particulier dans l’air de fin où elle avoue son péché de chair avec un marin breton. Les deux autres nièces sont interprétées par Lucile Komitès (Noémie) et Marion Gomar (Christine), l’une bourgeoise un peu « bégueule » au timbre chaud et sombre de mezzo (dont les beaux graves s’approchent d’une couleur de contralto), l’autre soprano totalement extravertie et hystérique, à la limite de l’indécence. Leurs époux respectifs, le baryton Aurélien Gasse et le ténor Charles Mesrine sont aussi différents l’un de l’autre que le sont leurs femmes : face à Aurélien Gasse qui campe un Jobard sûr de lui et autoritaire, mais souvent trop en force dans son parlé, Charles Mesrine est un Ferdinand discret et soumis à son hystérique épouse. Dans le registre du chant, les quatre protagonistes sont essentiellement sollicités dans les moments d’ensemble, impeccables, où leurs voix se marient à la perfection.
Au milieu de ces couples qui complotent, un homme fait bientôt son apparition comme un loup dans la bergerie : Maître Corbeau, ou celui qui veille au respect de la loi et des ultimes vœux de la défunte. Vêtu d'un imperméable beige tel le lieutenant Columbo, il est l'oiseau de mauvais augure qui annonce l’échec des potentiels héritiers. Pour l’interpréter, le baryton Till Fechner réalise l'exercice de parler constamment avec une cigarette au coin de la bouche. En revanche, sa diction chantée n'est pas toujours au rendez-vous et rend le texte parfois difficilement compréhensible, par exemple dans l'air où il liste tous les biens de la tante. En revanche, on ne peut qu’admirer ses percées dans le registre grave, nous gratifiant de belles basses profondes et vibrantes. Enfin, Romain Dayez joue un joyeux docteur, gai luron fier de son incompétence totalement assumée. Si le débit de parole du baryton est parfois un peu rapide, sa bonne humeur communicative agit comme un véritable rayon de soleil sur la scène.
Dans la fosse, Dylan Corlay dirige les musiciens des Frivolités Parisiennes, donnant à la musique de Roussel élégance et vivacité. Avec un orchestre presque « de chambre », où chaque vent est soliste de son pupitre, l’ensemble manque peut-être un peu de nuances. Mais la partie instrumentale qui fait office d’entracte est un joyeux mélange de musiques en tout genre, valse, marche et autres rythmes entraînants que l’orchestre nous offre avec enthousiasme. On savoure également la moment où les musiciens vont jusqu’à réaliser le bruitage de l'ouverture du coffre de la tante Caroline !
Au total, c’est une très belle production que nous offrent les Frivolités Parisiennes, dans une mise en scène joyeuse, pleine de gags et pétulante, peuplée de personnages caricaturaux très bien travaillés avec juste ce qu’il faut de folie pour nous emmener avec eux dans l’aventure.
Floriane Goubault
Photos : Pierre Michel