Magali Simard-Galdès (Frasquita), Krista de Silva (Carmen) et Pascale Spinney (Mercédès)
Cinéaste réputé, Charles Binamé s'est laissé séduire par l'idée de faire ses débuts à l'opéra en réalisant la mise en scène de Carmen. Le défi était colossal et le pari téméraire, comme le prouve une représentation qui ne laissera guère de souvenirs indélébiles. Son spectacle prend place dans un décor ressemblant à un modèle réduit des écuries impériales de Vienne ou du Manège des rochers (Felsenreitschule) de Salzbourg, avec de grandes arcades vaguement arabisantes réparties sur trois étages. Si cette scénographie est parfaite pour les premier et quatrième actes, elle convient beaucoup moins à la taverne de Lillas Pastia (démesurée et d'un luxe étonnant) et au tableau dans la montagne (où à peu près rien ne rappelle la nature). Il faut aussi convenir que ces arches sont nettement sous-exploitées, alors qu'elles auraient pu permettre de superbes jeux de scène dans la manufacture de tabac et les arènes de Séville. Dès les premières scènes, on comprend d'ailleurs que Binamé ne sait comment animer le plateau et faire bouger les choristes : plantés comme des piquets, les soldats forment un bloc compact, alors que les seuls « passants » se résument à deux ou trois figurants et à une bien modeste procession religieuse. Militaires et cigarières n'interagissent pratiquement pas et l'entrée de Carmen passe quasi inaperçue. La direction d'acteurs, également décevante, laisse pantois dans le duo final, quand Don José tape du pied et pousse des cris intempestifs comme dans un film expressionniste. Il aurait aussi fallu éviter que la bohémienne adopte toujours la même posture, à savoir genoux à demi pliés et jambes écartées, symbole bien peu subtil de sensualité ou de force de caractère.
Sur le plan musical, le plaisir s'avère lui aussi très partagé. Alain Trudel accomplit un excellent travail à la tête de l'Orchestre Métropolitain : énergique, raffinée et d'une belle efficacité dramatique, sa direction constitue un des atouts indéniables de la soirée. Mais pourquoi diable a-t-il tenu à composer de courts passages musicaux pour accompagner les dialogues ? Ceux-ci, très écourtés et adaptés par le metteur en scène, deviennent difficilement compréhensibles en raison des commentaires orchestraux (empruntés à diverses pages de la partition) qui couvrent partiellement la voix des artistes. Plus graves encore nous apparaissent plusieurs coupures regrettables, comme la reprise du chœur des enfants – où les Petits Chanteurs du Mont-Royal sont admirables au demeurant – et le « sextuor et chœur » au début du troisième acte. Dans une forme très moyenne, le chœur de l'Opéra de Montréal nous a habitués à une plus grande homogénéité.
Une Carmen d'exception aurait sans nul doute contribué à minorer nos réserves, mais Krista de Silva ne possède malheureusement ni la voix ni le tempérament de la gitane. Son français demeure tout à fait acceptable, mais elle ne mord pas dans le texte et son interprétation manque de relief, comme l'illustre un air des cartes qui tombe complètement à plat. Le Don José d'Antoine Bélanger est lui aussi handicapé par une voix insuffisante, qui peine à remplir l'immense vaisseau de la salle Wilfrid-Pelletier. Paradoxalement, il connaît son meilleur moment à la fin de l'air de la fleur, dans le passage si redoutable où il réussit à donner en douceur le fameux si bémol aigu. Fine musicienne, France Bellemare fait entendre en Micaëla une voix d'une belle rondeur. Avec du travail, elle devrait pouvoir mieux maîtriser les longues notes tenues et les phrases dramatiques. L'Escamillo de Christopher Dunham est un pur régal : timbre mâle, aigus rayonnants, forte présence scénique. Parmi les rôles secondaires, on remarque surtout le Dancaïre de Dominique Côté, le Rémendado d'Éric Thériault et la Mercédès de Pascale Spinney. Avec sa voix stridente, la Frasquita de Magali Simard-Galdès déséquilibre les ensembles, tandis que Cesar Naassy détonne avec application en Zuniga. Annoncée comme un événement, cette Carmen clôt sans éclat la saison 2018-2019.
Louis Bilodeau
À lire : notre édition de Carmen : L’Avant-Scène Opéra n° 26
Christopher Dunham (Escamillo), Krista de Silva (Carmen), Dominique Côté (Le Dancaïre) et Antoine Bélanger (Don José)
Photos : Yves Renaud