Sans être une rareté absolue, Robert le Diable ne hante pas les scènes lyriques. Paris ne l’a pas entendu depuis 1985 et, sauf erreur, sa dernière apparition scénique remonte à 2012 dans l’étonnante mise en scène de Laurent Pelly pour Covent Garden. Le caractère mythique du premier opéra français de Meyerbeer et son importance historique rendent chacune de ses productions marquantes, et raniment le souvenir des précédentes auxquelles la nouvelle doit nécessairement se confronter.
Il en va de même pour cette version concert qui ne nous a pas déçu, même si son plateau d’excellent niveau n’est pas parvenu à nous faire oublier tout à fait des souvenirs de plus de trente ans. On reconnaîtra au Robert de Dmitry Korchak, outre un français impeccable, une résistance et une vaillance qui forcent l’admiration, dans un rôle long, connu pour être terriblement exigeant et plutôt ingrat. Le ténor, en effet, est omniprésent mais n’a qu'un seul air en propre, celui composé expressément par Meyerbeer pour Mario et pratiquement jamais donné, que le chanteur affronte avec beaucoup d'aplomb. Toutefois, le ténor russe semble s’être fait piéger par l’écriture très tendue qui l’amène à pousser un aigu assez métallique qui fatigue à la longue l’auditeur. Accroché à sa partition, la vision qu'il donne de cet anti-héros pusillanime et dominé par ses pulsions contradictoires n’offre guère de variété. Rares sont les moments où le lyrisme et les demi-teintes s’épanouissent. Si Nicolas Courjal est parfaitement armé en termes de tessiture pour affronter la basse de Bertram, il manque à son incarnation ce tranchant et cette noirceur qui donneraient à cette figure improbable de démon venu sur terre perdre son fils pour le « sauver », le relief et la crédibilité que lui communiquaient un Samuel Ramey et même John Relyea dans la production de Covent Garden. Il reste essentiellement un diable d’opéra-comique, un peu trop gentil, trahi de surcroît par l’importance des effectifs sur le plateau qui l’écrasent un peu dans la Valse infernale. C’est exactement l’inverse avec le Raimbaut de Julien Dran, bien chantant mais beaucoup trop stylé et noble pour un rôle bouffe comme celui de Raimbaut. Du côté féminin, les interprètes se révèlent plus convaincantes. L’Isabelle de Lisette Oropesa, on pouvait s’y attendre, est un petit miracle d’orfèvrerie vocale et de clarté dans l’articulation, avec juste ce qu’il faut de légèreté pour ne pas caricaturer son personnage. Si la virtuosité de ses ornements éblouit dans son air d’entrée, elle s’investit intensément dans le lyrisme de son dernier air pathétique qui lui vaut une ovation prolongée. La grande révélation de ce concert reste l’Alice de Yolanda Auyanet, dont le beau soprano lyrique au timbre corsé également capable d’allègement et de nuances communique au personnage un relief saisissant, même si un soupçon d’accent hispanique persiste dans les "e" muets. Patrick Bolleire prête sa basse noble à Alberti et au Prêtre du dernier acte, et le jeune ténor Pierre Derhet à la voix très centrale réussit à se faire remarquer dans les quelques phrases du Héraut. Les chœurs brillantissimes du Théâtre de la Monnaie s’illustrent à chacune de leurs interventions. Le ballet des nonnes au troisième acte donne la vedette à l’orchestre symphonique de la Monnaie dont les pupitres solistes, et singulièrement ici les vents, offrent de remarquables couleurs à l’orchestration génialement inventive de Meyerbeer. On doit en grande partie la réussite de cette soirée à Evelino Pidò dont la direction, engagée et soucieuse des chanteurs, réussit à intégrer dans une lecture dramatique une partition éclectique où les plus belles trouvailles d’orchestration, la richesse de l'invention mélodique et les numéros les plus novateurs comme le trio a cappella du troisième acte, côtoient un certain nombre de platitudes et de facilités et où affleurent en permanence, derrière les fastes parfois un peu artificiels du grand opéra, les linéaments de l’opéra-comique qu’il aurait dû être.
Alfred Caron
À lire : notre édition de Robert le Diable : L’Avant-Scène Opéra n° 76