Une petite salle à l’ambiance chaleureuse. Des gens de tous les âges sont venus, quelques enfants piaillent avec impatience : on leur a promis une soirée d’exception. Dans la pièce sombre, de grandes tables disposées en longueur donnent un air de banquet au spectacle qui s’annonce.

Così fan tutte n’est ni le plus apprécié des opéras de Mozart, ni le plus facile à adapter à la scène ; pourtant, c’est là le défi relevé avec talent par la jeune compagnie Op’là !, qui souhaite rendre l’art lyrique accessible à toutes et tous. Le format peut déplaire à première vue, ou du moins déstabiliser les amateurs comme les professionnels de la musique qui voudraient profiter de l’œuvre entière : les interprètes sont accompagnés au piano faute de place, les coupures sont importantes et nombreuses, et les dialogues sont adaptés en français pour plus de compréhension. Au bout du compte, avec autant de délicatesse que possible, c’est une petite moitié de l’opéra qui est mise de côté ; le résultat, pourtant, est admirable à tous points de vue.

Faire beaucoup avec peu de moyens est une problématique que l’on a toujours pu associer aux arts de la scène. Quelques pans de tissu, des costumes si l’on veut, une fausse porte : tout l’art consiste à transporter les spectateurs en ce lieu précis de l’imagination qui permet de sublimer la réalité et de se plonger dans l'histoire. Sur ce point, la jeune metteuse en scène Claire Manjarrès fait montre d’un talent indéniable. Le décor est réduit à quelques éléments indispensables : la vitrine d’un café, quelques meubles, une banquette. Mais ces petits riens, placés et déplacés avec astuce et intelligence, suffisent largement à structurer l’espace scénique au fil des tableaux. L’action est transposée aux années 1930 pour qu’il soit plus facile de s’y identifier, et Fiordiligi et Dorabella deviennent les deux serveuses du café ; Despina, quant à elle, est chef du petit endroit, une toque fermement vissée sur la tête à son apparition.

Le travail effectué sur la direction d’acteurs est précis et inventif. Les détails abondent, comme Guglielmo dans son rôle d’Albanais, qui tente de vendre au public des porte-clefs en forme de Tour Eiffel (une problématique largement parisienne), ou bien le grand gyrophare orange que l’on retrouve perché au sommet du chapeau de Despina dans son rôle de docteur ; ou encore le premier duo des deux sœurs, durant lequel elles servent café et sucre en musique avec une grande exagération. Il faut également mentionner l’excellent comique de répétition mis en place autour des fausses moustaches des déguisements albanais : ces dernières ne tenaient pas en place et tombaient régulièrement (prenant parfois les interprètes eux-mêmes au dépourvu), provoquant de généreux fous rires dans la salle… et plus rarement, sur scène. De tels détails simples mais efficaces, ajoutés à quelques brefs moments chorégraphiés, sont réminiscents des productions hilarantes de Jérôme Deschamps, maître en la matière : un modèle que, on l’espère, la troupe continuera de suivre. Superbe travail de Baptiste Barthel aux lumières, également, dont les atmosphères sensibles et réfléchies comptent pour beaucoup dans le spectacle.

Sur cette scène réduite aux dimensions essentielles de l’opéra évoluent six jeunes chanteurs. Mus par un dynamisme chatoyant, ils font honneur à l’intrigue de Da Ponte autant qu’à la partition de Mozart. Leurs voix manquent de maturité, diront certains. Mais le principe même de cette troupe est de bâtir sur la fraîcheur de voix encore en formation ; et l’énergie qu’ils projettent au fil de la soirée compense très largement les petites imperfections trahies par une acoustique particulièrement sèche. Par ailleurs, leur diction italienne (encore nouvellement acquise au conservatoire, sans doute) est très satisfaisante et claire, ce qui aide même ceux qui ne parlent pas la langue à mieux suivre l’histoire : c’est un atout non négligeable.

Le trio féminin surtout est en forme ce soir-là, avec une Dorabella bien agréable en la personne de la mezzo-soprano Lucie Curé, très à l’aise dans la partition et arborant des graves bien timbrés. Peut-être manquait-elle un peu de nuances dans son interprétation cependant, et ce malgré un jeu de scène engagé. Développant au contraire une sœur tout en finesse et en douceur, la soprano Sophie Marchand se remarque surtout pour ses affinités avec le rôle de Fiordiligi : de toute évidence, c’est un personnage qu’elle a compris en profondeur. Du point de vue vocal, elle est moins présente que sa sœur, ce qui est dommage car ses aigus en sortent parfois fragilisés, aussi bien dans l’émission que dans la justesse. On lui pardonne aisément les quelques difficultés rencontrées dans les graves de son grand air « Come scoglio », dont les sauts bien connus passant de l’aigu au grave sont une mauvaise farce de Mozart faite à la première interprète du rôle. Idéale pointe de ce triangle féminin, à la fois reliée à tous les personnages et pourtant isolée par l'intrigue, Despina est ici campée avec foi par la soprano Anaïs Merlin. Une étincelle pétillant en permanence au fond de ses yeux, on sent là encore l’interprète proche du rôle qu’elle incarne, et son jeu dynamique mêlé d'un brin de provocation s’en ressent lui aussi. Sa voix porte facilement, avec un très beau médium ; on sent néanmoins qu’elle va encore se développer, notamment dans le registre aigu. 

Du côté des rôles masculins, le trio opposé ne ménage pas non plus ses efforts : très beau travail de la part de Jérémy Setti dans le rôle de Ferrando, qui n’est pas facile à maîtriser. De beaux aigus, clairs et lumineux malgré une tension palpable dans la voix ; pourtant, la technique semble suffisamment solide. On peut regretter l'omission de l’air « Un'aura amorosa », bien sûr, mais on conserve en contrepartie le très beau « Tradito, schernito », plus dramatique et tout aussi beau. 

Guglielmo, quant à lui, est interprété par Laurent Arcaro. Une belle voix qui se développe bien lorsqu’on lui en donne l’occasion : malheureusement, Arcaro se laisse emporter trop facilement par son rôle, qu’il choisit de jouer un peu plus « bouffon » que nécessaire. Il en résulte un jeu de scène très convaincant, certes, mais il est vraiment dommage que ce soit au détriment d’une réelle interprétation musicale, et surtout au détriment de l’intonation… ! Enfin, c’est Christian Hohn qui chante Don Alfonso, homme de l’ombre s’il en est. La mise en scène en fait un personnage un peu plus flamboyant que ce qu’on a l’habitude de voir (jeunesse de l'interprète oblige), aux attributs de magicien, respectant la tonalité discrètement « cabaret » qui a été donnée à ce spectacle. Vocalement, Hohn s’en sort plutôt bien, mais on le sent encore instable sur certains aspects. La voix, notamment, ne se dévoile pas forcément comme elle le devrait, et on sent le personnage musicalement en retrait par rapport aux autres.

Il faut évidemment souligner le travail accompli de Joana Schweizer au piano, qui a soutenu les chanteurs sans réserve tout au long de la soirée. Elle complétait parfaitement cette petite troupe pleine d’envie et de lumière, qui a décidé que si les gens ne se dirigeaient plus vers la montagne, alors la montagne viendrait à eux.

La récompense de ce parti-pris ? Un public de tous âges et de toutes provenances emballé par la soirée, rassuré qu’on l’ait laissé prendre part à la magie de l’art lyrique.

La formule développée par Claire Manjarrès est bien évidemment simple, peut-être simpliste si l’on veut critiquer ; mais c’est sans doute l’une des rares qui parvienne encore à prouver, de nos jours, qu’il n’en faut pas beaucoup pour faire de l’opéra un genre à la fois majestueux et populaire. Sans doute, c’est au cœur de spectacles tels que celui-ci que se trouve la vérité de ce métier.

Viviane Jénoc


Photos : Joanna Tarlet