On avait gardé le souvenir de la production parisienne de 2005 où André Engel traitait l’opéra post expressionniste de Hindemith dans le registre quasiment léger de la comédie policière, situant l'intrigue dans un hôtel de luxe et faisant du protagoniste une sorte d’Arsène Lupin meurtrier. Pour cette nouvelle production de l’opéra des Flandres avec celui d’Oviedo, Guy Joosten a choisi au contraire de ramener l’histoire de l’orfèvre assassin dans le climat esthétique nettement plus sombre de sa création, à la fin des années 1920. Dans une scénographie réduite à une simple structure métallique mobile qu’enrichit un beau travail sur la lumière, le metteur en scène emprunte au langage des films muets de Fritz Lang et de ses contemporains des effets visuels suggérant subtilement un environnement urbain, et utilise des projections de plans superposés pour les scènes de foule, parfaitement en phase avec la technique d’écriture du compositeur où le discours orchestral qui porte l’action et le lyrisme semble souvent fonctionner de façon indépendante. Dans cet univers formaté et uniformément gris, où hommes et femmes du chœur sont réduits à un uniforme unique par sexe, seule tranche la figure du protagoniste qui apparait comme un marginal absolu, une sorte de bouffon extravagant et cynique qui se promène couronné, portant un manteau de sacre, se désignant comme un monarque au-dessus de tout jugement moral, totalement identifié à sa propre œuvre dans laquelle il s’enfonce symboliquement et disparaît à la fin du premier acte. Les péripéties intéressent moins le metteur en scène que la charge fantasmatique et érotique liée aux situations et à la fascination de l’or. Ainsi la scène où la Dame attend la venue de son amant qui doit lui apporter le bijou dont elle rêve, en sous-vêtements et porte-jarretelles, est-elle placée sous le regard de l'assassin dont le geste meurtrier semble autant exprimer un désir refoulé qu’être le moyen de récupérer sa création. Dans un ensemble de personnages stéréotypés, seule tranche dans sa fragilité pleine de doute, la figure de la fille du joaillier qui lui pardonnera finalement son égocentrisme forcené. Après la scène du lynchage et le magnifique lamento choral qui le suit, l’artiste - immortel - se relèvera et viendra au devant de la scène narguer le public dans une grimace d’autosatisfaction et de mépris.
Dans cette œuvre aux facettes multiples, véritable puzzle formel, Dmitri Jurowski gère avec maestria la tension dramatique et crée une totale continuité où les scènes lyriques apparaissent comme autant de séquences méditatives au climat hypnotique. L’heure et demie de l’œuvre donnée sans interruption semble passer comme par enchantement dans un rythme "motorique" où l'orchestre affuté brille de tous ses feux. Dans une distribution très homogène, on distinguera la Dame d’une merveilleuse sensualité de la mezzo-soprano Theresa Kronthaler et la délicate Fille de Betsy Horne. Du côté masculin, les deux ténors, celui plus lyrique de Sam Furness (le Chevalier) et l’Officier plus dramatique de Ferdinand von Bothmer s'imposent avec brio. La basse Donald Thomson passe du rôle de l'imposant Commandant de la Prévôté à celui subtilement insinuant du marchand d'or que la mise en scène transforme en juif hassidim, un clin d'œil aux diamantaires de la ville d'Anvers. Dans le rôle-titre, le baryton Simon Neal se révèle aussi impressionnant théâtralement que convaincant au plan vocal dans son rôle de créateur psychotique et délirant. Une totale réussite qui restitue à l'œuvre son caractère de manifeste subversif et son originalité stylistique.
Alfred Caron
Simon Neal (Cardillac) et Theresa Kronthaler (la Dame)
Photos : Annemie Augustijns