Emöke Baráth (Doriclea), Giuseppina Bridelli (Lucinda), Xavier Sabata (Fidalbo), Gabriella Martellacci (Delfina), Luca Cervoni (Celindo), Riccardo Novaro (Giraldo), Il Pomo d'Oro, dir. Andrea de Carlo.
Arcana A454 (3 CD). 2017. 3h09’. Notice en français. Distr. Outhere.
Depuis 2013, le Stradella project initié par Andrea de Carlo s’attelle à ressusciter l’œuvre du musicien au sein de sa ville natale de Nepi (Latium) - cinq beaux albums sont déjà parus chez Arcana. Doit-on espérer une intégrale des opus principaux de Stradella ? C’est probable : assassiné sur l’ordre d’un rival vers quarante ans, ce dernier (sur lequel on composera plus tard romans et… opéras) n’a laissé qu’une demi-douzaine d’ouvrages pour la scène et autant d’oratorios - en plus d’un nombre substantiel de cantates, de prologues et d’airs séparés. En compagnie de Legrenzi et du plus tardif Steffani, Stradella forme cette génération d’auteurs faisant la transition entre le style « vénitien » des Monteverdi, Cavalli et Cesti et le style « napolitain » de Scarlatti. Cela se perçoit clairement dans cette Doriclea, sans doute son premier opéra, daté du début des années 1680, où l’influence de Cavalli est audible. Passons sur le livret sans grand intérêt, peut-être dû à un prince romain : il met en scène trois couples plus ou moins assortis, celui, aristocratique, formé par Lucinda (mezzo) et Celindo (ténor), un autre, bourgeois, composé de Doriclea (soprano) et Fidalbo (alto) et un dernier opposant le valet Gelindo (baryton) à la duègne Delfina (alto). Les partenaires s’échangent sans cesse entre les deux premiers couples (via l’incontournable travestissement en homme de Doriclea), mais – nous ne sommes pas chez Marivaux ! – les serviteurs restent entre eux, Gelindo résistant de toutes ses forces aux avances de la libidineuse Delfina. C’est peu dire que l’action tourne en rond au fil de ces trois longs actes (non précédés d’une sinfonia, peut-être perdue), que sauve la musique sublimement morbida de Stradella. Récits modulants, ariosos éperdus, airs de formes variées (da capo, mono et bipartites, sur ostinato, etc.), duos populaires : jamais l’inventivité ne cesse, culminant dans les grandes arias con ritornello (deux violons), également réparties entre les protagonistes. À la tête de neuf superbes instrumentistes d’Il Pomo d’Oro, de Carlo magnifie la partition par son mélange de tact, de fermeté rythmique et de souplesse expressive. On n’en finirait pas de souligner les finesses de l’instrumentation (écoutez comme le continuo « change de voix » dans les airs de Celindo, « Che pena non dà » ou « Nel mar del pianto mio », comme le luth se fait guitare dans les duos et les basses chantantes dans les obligati) ou des inflexions (un exemple ? le jeu plaintif des violons dans l’air « Giraldo, Giraldo ! »). La distribution vocale, majoritairement italienne, a les défauts de ses qualités : la voix androgyne, noire et étrange de Martellacci convient à son rôle, mais n’est pas très souple ; superbes couleurs sombres aussi chez Novaro, qui tend cependant à chanter trop fort, ainsi que chez Sabata, confronté à une tessiture fort grave, qui le place sans cesse « sur le passage ». Cervoni et Bridelli chantent délicieusement, mais le timbre du premier est assez plat, l’émission de la seconde parfois serrée ; et il y a peu à reprocher à la voluptueuse Baráth – si ce n’est de n’être pas italienne. En somme, une superbe version, qui surclasse sans peine celle de Velardi (Mis, 2004). On attend la suite avec impatience !
Olivier Rouvière