Ginger Costa-Jackson (Moll), Keith Jameson (Harry Druggist), Christopher Burchett (Larry Foreman), Audrey Babcock (Mrs. Mister), Matt Boehler (Mr. Mister), Justin Hopkins (Reverend Salvation), The Opera Saratoga Orchestra, dir. John Mauceri (live, 2017).
CD Bridge Records 9511 A/B. Notice et livret en anglais. Distr. New Arts International.
Attention, légende. Comme nous le rappelle Alain Perroux dans La Comédie musicale, mode d’emploi, The Cradle Will Rock (Le Berceau va tanguer) de Marc Blitzstein (1905-1964) a marqué son temps, tout comme l’histoire du musical américain. Or à ce jour n’existait qu’un enregistrement avec piano (CD TER), réalisé en 1993 avec Patti LuPone. Pouvoir disposer enfin de la version originale, qui plus est sous la direction d’un des plus éminents spécialistes du genre, John Mauceri, permet d’en redécouvrir toute la saveur.
En 1937, le Federal Theater Project – créé pour soutenir les comédiens sans emploi victimes de la crise – encadre tout d’abord la préparation de The Cradle Will Rock. Mais au vu de la dimension sociale et politique du livret (signé de Blitzstein lui-même), qui dénonce la corruption de la police et des notables et annonce un soulèvement des travailleurs, l’accusation de communisme entraîne l’interdiction de la création prévue au Maxine Elliott Theatre. Qu’à cela ne tienne : le compositeur et Orson Welles, en charge de la mise en scène, délocalisent la troupe au Venice Theater où les interprètes, interdits de plateau, se donnent la réplique depuis le public (accompagnés par Blitzstein au piano) ! L’œuvre sera finalement bientôt montée par Welles et plusieurs reprises lui assureront de rester dans l’Histoire.
L’intrigue, où se croisent les bas-fonds et le haut du panier, misère sociale et immoralité cynique, rappellera tant l’univers de L’Opéra de quat’sous que celui de Mahagonny. De fait, l’inspiration rythmique se souvient clairement de Kurt Weill, riche en marches scandées ou en phrasés mécanisés, de même que les couleurs orchestrales râpeuses et cuivrées, l’écriture en bribes éclatées – qui sont parfois aussi celles du Stravinsky de L’Histoire du soldat. Par la forme comme par le fond, The Cradle Will Rock est donc un musical âpre et stimulant, porteur de réflexion critique – tout l’inverse d’un produit de consommation et de séduction, réduction à laquelle le genre s’est parfois prêté.
La captation live, réalisée lors de représentations à l’Opera Saratoga (dans le Spa Little Theatre de Saratoga Springs, État de New York), nous offre tout le suc du théâtre en direct : bruits de scène, réactions du public, implication immédiate de chaque interprète. Bridge Records nous gratifie en outre d’un beau travail d’édition, comprenant le livret intégral (et pas simplement les songs) : il est donc possible (aux anglophones) de suivre l’œuvre dans ses moindres détails, et la plongée est particulièrement réussie. Dans le rôle de la prostituée Moll, Ginger Costa-Jackson possède abattage et intensité, même si sa belting voice manque de confort et si son registre supérieur paraît, en comparaison, presque trop lyrique. Justin Hopkins est un Révérend d’autorité, Audrey Babcock se lâche en Mrs. Mister survoltée, Christopher Burchett campe avec nerf Larry Foreman – on pourrait rêver d’une voix plus puissante pour servir le syndicaliste en colère, mais le ton y est –, Nina Spinner (l’une des membres de l’Opera Saratoga’s Young Artist Program qui compose la distribution) est une Ella Hammer profonde, vibrante mais sans histrionisme, très bluesy. Tous les autres (nombreux) rôles sont tenus sans faille et les chœurs font montre d’autant de fondu que de relief, bien menés par Mauceri comme l’ensemble orchestral maison, coloré et précis.
Une très belle redécouverte, indispensable à toute discothèque d’amoureux du musical.
Chantal Cazaux.