Marianne Crebassa (Orphée) et Hélène Guilmette (Eurydice)
Quelques mois après l’Orfeo ed Euridice viennois présenté au Théâtre des Champs-Élysées, l’Opéra-Comique nous offre l’occasion de redécouvrir la version Berlioz de l’opéra de Gluck, conçue en 1859 pour Pauline Viardot. Version légèrement amendée ici puisque Raphaël Pichon, le directeur musical de la production, et Aurélien Bory, son metteur en scène, ont fait le choix de substituer à l’ouverture un extrait du ballet tragique Don Juan ou le Festin de pierre, infiniment plus expressif et dramatique, et d’éviter l’artificiel lieto fine en convoquant à sa place un ultime rappel de la musique funèbre – laquelle, superposée à la silencieuse réapparition d’Amour et suspendue sur une harmonie irrésolue, laisse le spectateur sur un étrange et stimulant sentiment d’interrogation.
Auparavant, la réalisation musicale aura comblé les amoureux de Gluck comme ceux de Berlioz : à la lecture âpre et coloriste de l’Ensemble Pygmalion (cuivres superbes de noirceur astringente, flûte solo infiniment libre et poétique), à son chœur au fondu charnel et pourtant d’une élocution distincte, auquel seules échappent quelques perfections d’attaques dues à sa disposition complexe sur le plateau, s’ajoute un trio féminin complémentaire et inspiré. En comparaison avec l’Amour délié et fruité de Lea Desandre, Hélène Guilmette paraît un peu en retrait, Eurydice charmante de voix mais si desservie par son costume qu’on en veut à Manuela Agnesini de lui ôter toute jeunesse, toute silhouette, toute séduction : Orphée paraît s’adresser à sa belle-mère plutôt qu’à sa tendre épouse. Orphée justement : une Marianne Crebassa au chant impérieux, dont les rares duretés dans le médium-aigu servent la douleur du personnage, dont la vocalise s’élance vers le ciel puis ploie sous la rafale et s’abîme dans des graves ouverts comme la tombe sans que jamais la voix de poitrine ne soit écrasée – elle est au contraire ombrée d’un velours ouaté. Passant du désespoir déchiré à la désolation impuissante, jouant – avec la complicité de Raphaël Pichon – magnifiquement des silences, habités jusqu’au plus profond, elle dessine un Orphée complet, marquant, et obtient un triomphe mérité.
S’inspirant du Pepper’s ghost, une technique d’illusion théâtrale exactement contemporaine de l’Orphée berliozien et qui permettait, via une glace sans tain, de créer l’illusion de fantômes flottants, la mise en scène d’Aurélien Bory use d’un film tantôt réfléchissant, tantôt transparent, tendu à la mesure du cadre de scène et dont les inclinaisons successives définissent l’entrée ou la sortie des Enfers. Le procédé nous vaut quelques moments inoubliables qui font retrouver toute la saveur fantastique de la magie théâtrale, croisée ici avec l’outre-tombe orphique : la surimpression de la toile de Corot Orphée ramenant Eurydice des Enfers (1861) prend l’aspect antique d’une fresque pompéienne ; le plateau observé dans son reflet suspendu amène un regard inquiet car dérouté sur les chorégraphies des « larves » qui s’y meuvent en corps serpentins et liquides (belle équipe de danseurs et circassiens) ; l’aspiration d’Eurydice dans les dessous, perçue en plongée zénithale, prend un relief happant ; et l’entrée dans les Enfers ose un noir et un silence complets, expérience rarement vécue dans une salle d’opéra et qui fait naître son petit frisson tant elle est expressivement amenée par tout ce qui a précédé. On regrette d’autant plus les quelques gratuités (la roue Cyr et les acrobaties imposées à Amour, qui nous détachent de son propos pour ne nous intéresser qu’au stress potentiel de son interprète) ou les quelques tunnels (les Champs-Élysées, où l’inspiration scénique retombe) qui apparaissent ici ou là. Reste néanmoins le sentiment d’un travail original et frappant, et qui sert l’œuvre avec beaucoup d’à-propos.
Musicalement et théâtralement, une très belle réussite.
Chantal Cazaux.
À lire : notre édition consacrée à Orphée et Eurydice / L’Avant-Scène Opéra n° 192
Marianne Crebassa (Orphée)
Photos : Pierre Grosbois