Russian Vocal Art : Georgy Vinogradov, ténor
Aquarius AQVR 410-2. Coffret de 6 CD.
CD 1 : Romances de Mikhaïl Glinka ; CD 2 : Romances russes ; CD 3 : Beethoven, Brahms, Wolf, Grieg, Bizet, Dvorak, Schubert, Schumann ; CD 4 : Romances du XXe siècle ; CD 5 : Chansons folkloriques et soviétiques ; CD 6 : César Cui, Le Chat botté.
Georgy Vinogradov (Jean), Pavel Pontriaguine (le Chat botté), Gueorgui Abramov (le Roi), Zoïa Mouratova (la Princesse), Konstantin Polaïev (l'Ogre), dir. Leonid Pyatigorsky (1948).
En provenance des archives de la Radio d’URSS des années 1940-1950, cette livraison révèle un nom, probablement inconnu même de la majorité des spécialistes de l’art vocal russe : celui du ténor Georgy Vinogradov, dont la notice retrace le parcours. Venu au chant sur le tard, il a été élève de l‘école musicale de Kazan avant de se fixer à Moscou et d’obtenir en 1938 le prix du concours de chant inter-républiques de l’URSS. Toutefois, sa carrière, si elle a inclus quelques rôles d’opéra (dont Don Ottavio dans Don Giovanni et Tamino dans La Flûte enchantée), lui a surtout assuré une réputation de mélodiste, tant dans le répertoire classique russe et occidental que dans la chanson populaire et le répertoire de l’estrade. Il est ici accompagné par divers pianistes (Kirill Vinogradov, Georg Orentlicher) et ensembles instrumentaux, dont celui de l’Orchestre d’État d’URSS.
On découvre un ténor lyrique léger, d’ampleur modeste, agréable, bien placé, égal dans toute sa tessiture, assez prenant quand il ne force pas (car alors il devient strident), qui se laisse écouter avec plaisir pendant une durée raisonnable et dans la mesure où le répertoire lui sied et/ou en vaut la peine... Les deux premiers CD sont certainement les plus intéressants du lot : l’un est consacré aux mélodies de Glinka, bijoux-miniatures qu’on ne se lasse pas de (re)découvrir ; le second poursuit dans le même genre musical avec une anthologie de compositeurs russes allant de Gourilev à Tanéiev et Gretchaninov, en passant par Tchaïkovski, Rimski-Korsakov et le très peu connu Lodyjenski, qui avait gravité dans l’orbite du Groupe des Cinq. Dans l’un comme dans l’autre, les pages assez connues et les découvertes alternent, adjoignant parfois au soliste, dans les duos, le robuste baryton grave d’Andreï Ivanov ou les voix féminines de Nina Alexandriïskaïa et de Maria Chapochnikova. Peu à redire jusque-là, sinon que les procédés expressifs de Vinogradov sont un peu maniérés, « datés » comme on dit, assez systématiques, et ne sont pas sans rappeler (un degré en-dessous) ceux d’Ivan Kozlovski, l’inoubliable Innocent de Boris Godounov et le Marchand Hindou de Sadko dans les enregistrements de ces mêmes années.
Les choses se gâtent quelque peu avec le troisième CD, consacré aux lieder et mélodies de compositeurs occidentaux. Tout est chanté en russe, selon la bonne tradition soviétique. On peut éprouver ou non du dérangement à entendre le cycle de La Bien-aimée lointaine de Beethoven ou La Coccinelle de Bizet dans une langue autre que l’originale. Mais surtout, une monotonie de l’interprétation s’installe rapidement malgré les efforts du chanteur. Non, ce disque-là ne s’imposait pas.
Les deux suivants ont au moins le mérite de faire entendre des compositions totalement inconnues, de valeur sans doute inégale, mais qui ont de quoi éveiller la curiosité. Qui connaît, par exemple, les Cinq romances sur des poèmes de Tioutchev de Mikhaïl Matveïev, ou les Miniatures, huit poèmes d’Alexandre Pouchkine de Youri Kotchiourov, deux obscurs compositeurs du XXe siècle soviétique ? Le premier se risque à quelques hardiesses harmoniques non sans habileté, le second laisse couler des ruisseaux sonores agréables à défaut d’être novateurs. Suit, sur le même CD, un fourre-tout alignant des compositions de Chaporine, de Khrennikov, de quelques illustres inconnus comme Pozdniakov et Kompaneïets, ou encore du professeur de piano Goldenweiser qui fut aussi compositeur à ses heures, et dont le Chant bachique a droit à un accompagnement par un orchestre d’instruments populaires. On les retrouve dans un certain nombre de chants du CD 5, autre fourre-tout qui juxtapose des morceaux du folklore russe, empruntés à des recueils de XIXe siècle (dont ceux de Stakhovitch et de Balakirev) dans des arrangements divers, et des chansons de l’époque soviétique, certaines provenant du répertoire cinématographique. On y entend de nouveau le très officiel Chaporine, auteur de la musique d’un film sur Souvorov, le légendaire feld-maréchal russe du XVIIIe siècle, resté en haute estime en URSS. Tout ce répertoire sied parfaitement au style d’interprétation de Vinogradov, celui d’une indéniable capacité de communication dans la facilité et le premier degré.
Le dernier CD est consacré à un opéra pour enfants de César Cui, Le Chat botté. Rappelons que 2018 est le centenaire de la disparition de ce vétéran du Groupe des Cinq, né en 1835 et seul de sa génération à avoir vu la Révolution d’Octobre ! La redécouverte mérite quelques précisions dont le livret ne fait pas mention (il informe simplement qu’il s’agit d’un montage radiophonique enregistré en 1948). Mais l’original était écrit pour piano et chant, et on a ici une orchestration dont l’auteur est passé sous silence : s’agit-il de celle du chef d’orchestre Granelli, effectuée en 1915 pour une représentation de l’opéra à Tiflis ? Mystère… En tout cas, toutes les parties confiées à un récitant commentant l’action ne sont aucunement conformes à l’original, qui n’en comportait pas, et ont été rajoutées à l’époque soviétique. Et la musique de Cui a été passablement trafiquée, comme il ressort de la comparaison entre l’original pour piano et la version qui a servi à l’enregistrement, publiée postérieurement en 1961. Si l’on accepte tout cela dans le principe, il n’est pas impossible de se laisser prendre à écouter cette adaptation du conte de Perrault, dans laquelle Vinogradov interprète Jean (« le marquis de Carabas »), tandis que c’est à l’excellent ténor Pavel Pontriaguine, habitué à des rôles de caractère, qu’est dévolu celui du bénéfique félin. A leurs côtés, le Roi ridicule juste ce qu’il faut est incarné par le baryton de Gueorgui Abramov, la belle Princesse de Zoïa Mouratova y va d’une charmante chanson, et l’Ogre à la voix de basse est rendu tout à fait crédible grâce à l’organe de Konstantin Polaïev. Les chanteurs se piquent au jeu de ce qui est pour eux une nouveauté munie d’un rétroviseur sur l’enfance. Pourquoi ne pas les suivre ?
Le bilan de cette copieuse livraison, qui totalise plus de sept heures de musique ? Des révélations fondamentales ? Certes non, pas plus l’interprète que les œuvres. Mais certainement de quoi aiguillonner l’appétit des curieux, pour lesquels il n’existe pas de petites découvertes.
André Lischke.