Marianne Croux (Giulietta) et Angélique Boudeville (Juliette).

C’est un spectacle ambitieux qui ouvre la saison de l’Académie de l’Opéra national de Paris. Il avait fait l’objet d’un workshop (atelier) de la metteure en scène Maëlle Dequiedt, alors en résidence à l’Académie, au cours de la saison 2016-2017. Il gagne cette année ses galons de production à part entière et vise haut : un rapprochement audacieux d’extraits du répertoire lyrique inspiré de Shakespeare, juxtaposés, interpolés voire arrangés sous l’égide de la nuit, propice aux dérèglements fantaisistes, aux songes ou aux cauchemars.

La dramaturgie de Simon Hatab et la conception musicale, supervisée par les deux pianistes Benjamin Laurent et Federico Tibone, sont intelligemment travaillées et mêlent judicieusement les amants du Songe d’une nuit d’été à Hamlet et Ophélie, à Lear ou Desdémone et même à une Juliette dédoublée ; en effet, s’entrecroisent aussi bien Bellini et Gounod, Britten et Reimann, Ambroise Thomas et Rossini ou bien encore Richard Strauss (avec les Ophelia Lieder op. 67), jusqu’au magnifique chœur final de The Tempest (Purcell), « No stars again shall hurt », qui sonne comme une réconciliation paisible de tous ces imaginaires précédemment troublés et confrontés.

La mise en scène de Maëlle Dequiedt (assistée de Jeanne Desoubeaux, en résidence à l’Académie) use avec à-propos de l’espace aride de l’Amphithéâtre de Bastille, lui inventant des dégagements et, surtout, des atmosphères évocatrices grâce à la vidéo de Lou Reichling et aux décors et costumes de Heidi Folliet, qui fait un usage choisi de quelques éléments de mobilier (rares mais pertinents) auxquels les lumières de Laurence Magnée donnent une vie mystérieuse.

Benjamin Laurent et Federico Tibone s’adjoignent le concours d’un troisième pianiste, Philip Richardson : ils sont sur scène non seulement musiciens mais aussi acteurs, lors de transitions mi-poétiques mi-humoristiques au goût métathéâtral assez savoureux. Interviendra aussi le violoncelle chaleureux de Saem Heo (en résidence elle aussi à l’Académie). Outre un « ancien » de l’Atelier lyrique de l’OnP (saison 2008-2009), Vladimir Kapshuk, qui investit avec une réelle intensité le rôle difficile du Lear de Reimann, la production réunit neuf des onze chanteurs actuellement à l’Académie. On est peu convaincu par les moyens ténus de Liubov Medvedeva qui, en termes de projection aussi bien que de timbre, peine à rendre compte pleinement des Ophelia Lieder, comme par ceux, à l’inverse opulents mais manquant de tenue stylistique, de Farrah El Dibany dans le rôle de la Desdémone rossinienne ; et Danylo Matviienko s’avère pour l’instant un Hamlet peu idiomatique. Angélique Boudeville (une Juliette inhabituellement corsée, dont le riche vibrato prime sur le ciselé) et Marianne Croux (une Giulietta stylistiquement soignée, qui gagnera à raffiner le legato et l’égalité de ses ornements, mais sait déjà emplir son air d’une belle émotion) s’opposent vocalement plus qu’elles ne se complètent, mais la direction d’acteurs parvient à tisser entre elles de vrais échos sororaux. C’est finalement le quatuor brittenien qui séduit le plus – aidé peut-être en cela par ses multiples interventions qui, en apparaissant comme un fil rouge, échappent au piège du « fragment », tout comme par une langue anglaise naturelle à la plupart d’entre eux : la tendre et fruitée Hermia de l’Américaine Jeanne Ireland, le ténor radiant de Maciej Kwasnikowski, le Demetrius bien chantant d’Alexander York (autre Américain) et l’Helena un brin légère mais sans défaut patent de l’Irlandaise Sarah Shine.

Un très beau travail d’équipe, singulier et inventif.

Chantal Cazaux.

 
Liubov Medvedeva (Ophélie) et Danylo Matviienko (Hamlet).
Photos : Studio J’adore ce que vous faites / Opéra national de Paris.