Vincenzo Neri (le Héraut du Roi) et les chœurs de l’Opéra des Flandres.
Un pays ruiné dans un monde en guerre qui pourrait être l’Allemagne des années 1930-1940, un peuple pusillanime prompt à condamner et à se trouver des sauveurs, c’est le contexte dans lequel David Alden a transposé l’action de ce Lohengrin donné par l’Opéra des Flandres, en coproduction avec le Royal Opera House de Londres, à Gand puis à Anvers jusqu’au 23 octobre. Le spectaculaire décor de Paul Steinberg – de grandes façades de briques vides et en déséquilibre, dont l’envers évoque au deuxième acte les carceri de Piranèse – semble exprimer l’idée d’une société sans assise, où le pouvoir a été laissé en déshérence. Le roi Henry, avec sa soutane et sa couronne de carton doré, est un fantoche impuissant et manipulé. Son agitation perpétuelle laisse peu de doutes sur son incapacité à contrôler la confusion ambiante. Lohengrin, en costume de lin blanc et chapeau mou, est-il un mafieux, une pop star ou un être venu d'un autre monde ? Si les oriflammes du troisième acte, frappés d’un cygne aux allures de swastika, évoquent clairement un certain dictateur qui se prenait lui aussi pour l’envoyé du Graal, la nature réelle du héros restera jusqu'au bout ambiguë et indéchiffrable. Le metteur en scène gère les masses avec beaucoup d'efficacité et donne un singulier relief aux grands ensembles, mais c'est dans les scènes intimes qu'il donne le meilleur de lui-même grâce à une direction d'acteurs sentie et expressive. L’opposition entre le couple lumineux et chaste formé par Elsa et son mystérieux chevalier, et celui des époux maléfiques Telramund et Ortrud, liés par la sexualité, semble au cœur de sa vision : blanc pur de la lumière chrétienne contre noir profond de la nuit païenne dans un univers uniformément gris.
On regrette que l’Opéra des Flandres n’ait pas trouvé de chanteur plus apte à incarner pleinement le rôle-titre, conçu initialement pour la personnalité hors norme de Klaus Florian Vogt. Zoran Todorovich oscille en permanence entre un aigu détimbré et blanc pour les moments lyriques, et une émission criarde et sans nuance le reste du temps. Son chant trivial dépare la plupart des scènes où il apparaît, et singulièrement le sublime duo de la chambre au troisième acte. Débutant dans le rôle d’Elsa, Liene Kinca paraît parfois un peu à la limite de ses moyens dans les moments les plus dramatiques, mais elle incarne à la perfection la fragilité de son personnage en quête d’amour et de certitude. Lui répond, dans le rôle d’Ortrud, le puissant Falcon d’une Irene Theorin à la voix surdimensionnée. Leur rencontre au deuxième acte, venant après le torride duo des époux bannis, reste parmi les moments les plus intenses de la production. Très investi dans son rôle de soldat envieux et humilié, Craig Colghough compose un Telramund torturé à l'extrême, dont le chant frise souvent les limites de l'expressionnisme. Doublant Thorsten Grümbel, aphone et réduit à mimer son rôle, Wilhelm Schwinghammer offre à Heinrich sa voix de basse solide et chaleureuse, qui capte l'attention de l'auditeur à chacune de ses interventions et renforce l'impression d'inconsistance du personnage sur scène. Superbe, le Héraut du Roi de Vincenzo Neri au baryton puissamment timbré, dément ses allures de vétéran infirme. Particulièrement soignés sont les seconds rôles, comme ces pages judicieusement métamorphosés en femmes de ménage. On soulignera la qualité d'un chœur d'une parfaite homogénéité et totalement en phase avec les exigences d'une mise en scène qui en fait un personnage à part entière. Alejo Pérez, nouveau directeur musical de l'Opéra des Flandres, porte cet ensemble – auquel n'aura manqué qu'un Lohengrin vraiment convaincant – jusqu'à des sommets de beauté sonore et d'expressivité, et offre à la scène gantoise une très intéressante ouverture de saison.
Alfred Caron
A lire : notre édition de Lohengrin / L’Avant-Scène Opéra, n° 272
Elsa von Brabant (Liene Kinca) et Ortrud (Irene Theorin).
Photos : Annemie Augustijns.