CD Oehms Classics OC 973. Distr. Outhere.
Ce neuvième opéra d’Aribert Reimann, dont L’Avant-Scène Opéra avait apprécié le Lear au point de lui consacrer un volume (cf. n° 291), témoigne du goût que manifeste le compositeur pour les nouveaux défis. Créé en 2017 à Berlin, L’Invisible est une « trilogie lyrique » d’après Maeterlinck, dont Reimann a lui-même compilé trois pièces pour élaborer un livret commencé en allemand – dont il a finalement achevé la rédaction, qui figure dans le livret de présentation – avant d’opter, avec l’accord du Deutsche Oper, pour la langue française, restant ainsi au plus près de l’expression du dramaturge belge. Il s’agit ainsi de son premier livret non germanophone, ce qui implique pour le compositeur de s’éloigner de ses habitudes prosodiques et articulatoires, et le risque d’éclatement dramaturgique d’une succession de trois courtes pièces aurait sans doute effrayé plus d’un compositeur. Mais grâce au fil d’Ariane thématique de « l’Invisible » – on touche, avec ces présences surnaturelles, la composante féerique du symbolisme de Maeterlinck –, cet enchaînement de situations scéniques crée au contraire une complémentarité de climats et d’angles dramaturgiques qui cimente l’ensemble sans difficulté. Un prélude et trois interludes avec voix, confiés à trois contreténors (la formule a fait florès depuis Trois sœurs d’Eötvös) et judicieusement alimentés par des extraits textuels des Serres chaudes, font en outre circuler un flux vital qui en renforce la cohésion.
On aborde avec « L’Intruse » le versant le plus sombre et tendu du triptyque, orchestré avec les cordes seules, parfois durcies par le jeu col legno et rejointes in extremis par les bois pour proférer un accord cyclique associé à la mort. Seth Carico, auquel on ne peut guère reprocher que sa diction peu limpide du français, colore pour l’occasion sa voix de baryton-basse de reflets métalliques qui expriment fort à propos la tension psychologique de ce huis clos. L’aïeul incarné par Stephen Bronk concentre les rares accès de chaleur et de plénitude qui tranchent sur la vocalité volontairement très peu lyrique des autres rôles.
La dramaturgie plus subtile et le climat plus ambigu d’« Intérieur » se double d’une palette vocale plus large. Bridée dans la première pièce, Rachel Harnisch apparaît ici libérée. Douceur (celle notamment du vieillard campé par Stephen Bronk) et transparence (le ténor Thomas Blondelle incarnant un étranger porteur d’une funeste nouvelle dont il veut s’assurer qu’elle sera transmise avec toutes les précautions nécessaires) sont les marques de cet épisode central, dont le passage le plus émouvant consiste en un trio minimal quasi a cappella où l’Etranger tente avec Marthe et Marie de deviner à distance la façon dont le vieillard annonce à la famille la mort d’une de ses filles. Hormis la trame orchestrale fibreuse, sombre et indistincte qui sous-tend le début de cette scène, l’orchestre est ici traité avec une prévisible prédominance des vents et une texture favorisant la perception isolée des timbres instrumentaux. La netteté chatoyante que Donald Runnicles obtient avec l’orchestre du Deutsche Oper convient parfaitement au fauvisme que privilégie ici Reimann – tempéré cependant par la sobriété de la harpe solo accompagnant les trois contreténors dans l’Interlude II – et aux belles pages orchestrales qui donnent de l’ampleur au troisième panneau du triptyque, « La mort de Tintagiles ».
Plus développé, celui-ci est structuré en cinq moments brefs d’une action synthétique et particulièrement efficace, intègre un rôle parlé de garçonnet (Tintagiles) et marque l’apogée d’une lente progression vers une vocalité ornementale qui explique a posteriori la relative sécheresse de la première partie. Les vocalises abondent – si la mezzo Annika Schlicht conserve une légère astringence pour sa Bellangère, Rachel Harnisch libère davantage encore le lyrisme de son Ygraine avec une très belle aisance et on retrouve sans surprise l’assise stable et radiante de Stephen Bronk (Aglovale). Comme on pouvait le pressentir, les trois contreténors des interludes annonciateurs de mort deviennent ici les trois macabres Servantes de la reine (encore une présence invisible) qui enlèveront Tintagiles.
Avec cet opéra à la forme audacieuse, Aribert Reimann montre de nouveau un remarquable savoir-faire. Le compositeur ayant lui-même abattu la barrière de la langue, espérons que L’Invisible pourra dans un futur pas trop lointain être considéré comme audible en France.
P.R.