Au Festival de Salzbourg, La Flûte enchantée inventive de Lydia Steier passe peu à peu du souriant au grinçant, tandis que la distribution ne tient pas toutes ses promesses.
Jouée 220 fois déjà à Salzbourg depuis 1928, La Flûte enchantée revient après six ans d’absence, mais sur la scène du Grosses Festspielhaus, toujours redoutable pour Mozart. Il s’y trouve facilement perdu, vu l’immensité d’un plateau qu’il faut impérativement apprivoiser (on se souvient que Giorgio Strehler s’y était cassé les dents en 1974 avec la Flûte justement, et il n’y fut pas le seul) et la difficile maîtrise de la donnée acoustique qui impose des voix de grande taille. Cela a souvent conduit à privilégier des productions accentuant le côté grandiose (et maçonnique) d’une œuvre qui n’en est pas forcément l’expression unique, plutôt que des spectacles plus intimes et souriants.
C’est tout le mérite de Lydia Steier d’y avoir installé une Flûte pour les grands enfants sommeillant en chaque spectateur, qui occupe admirablement le cadre de scène ouvert à son maximum (façon « karajanoscope ») tout en ménageant le côté ludique de l’œuvre. La captation réalisée par Arte voici quelques semaines n’en donnait pas la mesure et l’expérience live rend autrement justice à cette machine théâtrale très élaborée, où le décor hyperréaliste du début, signé Katharina Schlipf, se fragmente en une multitude de chariots industriels à étages pour créer l’univers fantasmé que propose la metteuse en scène. Cela commence dans une gigantesque maison bourgeoise de la fin du XIXe siècle – façon Peter Pan ou Mary Poppins –, dont un écorché nous montre la chambre des trois enfants, l’escalier monumental et la cuisine sise sous la salle à manger où dîne, autour d’un grand-père plus patient qu’un père vite excédé, la famille au complet, mais où la mère absente, réduite à un portrait, dit quelque drame récent. Pour distraire les enfants qu’on envoie au lit, le gentil aïeul va lire la belle histoire de la flûte enchantée – occasion de supprimer la majorité des dialogues originaux – et ouvrir ainsi bien vite la porte du rêve. Dans la chambre surgira le Prince fuyant l’invisible dragon, tandis que le garçon boucher qui draguait la cuisinière deviendra l’Oiseleur et les trois servantes les Dames de la nuit. Quand la maison se disloquera pour l’entrée de la Reine cornue, c’est au cirque que nous serons transportés, entre roues lumineuses et costumes bigarrés, acrobates joliment colorés et clowns parfaitement blancs. Pas si riant que cela, pourtant, ce cirque, avec son sombre M. Loyal, un sinistre Sarastro en haut-de-forme et redingote, barbe courte et orbites noires, très inspiré du Pingouin de Tim Burton – tout comme son sbire Monostatos ébouriffé qui évoque son Edouard aux mains d’argent. Il promeut curieusement un socialisme éclairé, si l’on en juge par des affiches de propagande de l’ère soviétique, pour montrer le respect dû à Isis et Osiris, tout en régnant d’une main de fer sur sa troupe dont l’univers grouille d’invention, certes, de drôlerie encore, mais aussi d’étrangeté et de bizarrerie. S’il fait sourire (les enfants, surtout, les simples aussi), semblant fonctionner à plein d’un bonheur maîtrisé, les épreuves y feront explicitement tourner le rêve au cauchemar, comme en jouait au fil de ses pages illustrées le Little Nemo de Winsor McCay : nous voici en pleine Grande Guerre, tranchées et déflagrations, cadavres et dévastation. Si les héros échappent au massacre (mais disparaissent du finale), on liquidera Monostatos et les trois Dames, graciant seulement la Reine de la nuit d’un geste de Sarastro (sans qu’on comprenne d’ailleurs pourquoi), provoquant ainsi le réveil effaré d’un des gamins. Une parabole noire assurément et fort pessimiste, renvoyant dos à dos despotisme éclairé et idéologie pernicieuse, mais qui montre heureusement que la prise de conscience de la réalité du monde peut être très précoce.
Côté fosse, grande ouverte, le Philharmonique de Vienne règne en maître, joliment tendu par Constantinos Carydis, sonorités plus romantiques que baroques, avec un Hammerklavier doublant un clavecin, mais avec l’allant, la justesse de ton et le lyrisme garantis par une exécution instrumentale de premier ordre. Reste la distribution qui, sans démériter, n’est pas d’absolu premier plan pour Salzbourg, et dont on se demande à mi-salle quel pouvait être l’impact vocal quinze rangs plus loin. Erreur de casting manifeste, en tout cas, que le Sarastro de Matthias Goerne qui expose une absence totale des graves nécessaires, réduits ici à une simple trame grisâtre, et qui ôte au personnage noir et ambivalent rayonnement et humanité, un comble. Mauro Peter est un Tamino solide sinon exceptionnel de timbre et d’art du chant, Albine Shagimuratova une Reine aux aigus percutants mais au timbre assez froid, tandis que la Pamina de Christiane Karg rayonne, elle, de charme et de tendresse pour les multiples facettes de son rôle. Les trois Dames (Ilse Ehrens, Paulina Murphy et Geneviève King) sont parfaites, le Papageno d’Adam Plachetka est un peu monolithique et épais mais il est drôle (on se souvient par contraste de celui de Goerne, si sensible, voici vingt ans déjà), la Papagena de Maria Nazarova est sans défaut tout comme le Monostatos fort bien chantant de Michael Porter. Les trois Wiener Sängerknaben sont bien entendu délicieusement frais et joliment timbrés, et acteurs irrésistibles, et Klaus Maria Brandauer est le grand-père que tout le monde souhaiterait avoir eu…
Au final, avec l’impression, comme Little Nemo, d’être tombé du lit, on ne peut que saluer une soirée globalement réussie et cohérente dans son propos, assez éloignée, certes, de la leçon d’ouverture prônée par Mozart mais reflétant les interrogations légitimes de notre époque face à ce qui peut sembler le règne de l’illusion et de la candeur. Mais pour qui a vu un mois plus tôt la reprise de la production aixoise de Simon McBurney avec Raphaël Pichon, Pygmalion et son équipe vocale majuscule, on reste ici bien loin d’atteindre le même niveau d’exception et d’osmose entre scène et fosse, et de bonheur pur et simple.
P.F.
A lire : notre édition de La Flûte enchantée / L’Avant-Scène Opéra n° 196
Photos : Ruth Walz.