Ekaterina Gubanova (Judith), John Relyea (Barbe-Bleue), Barbara Hannigan (Elle). Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Esa-Pekka Salonen. Mise en scène : Krzysztof Warlikowski (Palais Garnier, décembre 2015).
DVD Arthaus Musik. Ni notice ni synopsis. Distr. Harmonia Mundi.

Au Palais Garnier, deux histoires d’amour qui finissent mal : amour impossible chez Bartók, amour brisé chez Poulenc. Encore fallait-il trouver le lien. On ne doutait pas que Krzysztof Warlikowski, jamais à court d’imagination, y parviendrait, plaçant tout sous le signe de la magie, du fantasme et de l’enfance. Tout commence avec Mandrake, dont l’assistante deviendra la Femme du monologue, plus tard maîtresse de Barbe-Bleue. Elle le tuera à la fin, avant de se tirer une balle dans la bouche, l’étreignant une dernière fois. Tout se renverse : on ne sait plus très bien, finalement, qui est la victime, alors que Judith aura pris les traits d’une femme fatale hollywoodienne et que Barbe-Bleue restera traumatisé par son enfance, grand seigneur chancelant, inhibé peut-être. La projection, du coup, de La Belle et la Bête semble aller de soi. Le rêve de l’enfant se confond avec la magie du spectacle. L’opéra, d’ailleurs, est-il autre chose ? Le Palais Garnier sert ainsi de toile de fond à la production : Judith, au début, surgit des rangs de l’orchestre pour entrer dans le rêve, dans des salles du château devenues vitrines de verre.

Avec son décor art-déco ténébreux et glacé, la production fascine par sa cohérence virtuose : faire de la fin de La Voix humaine l’épilogue du Château, il fallait le faire. Fidèle à lui-même, le Polonais multiplie les références, parfois jusqu’à la saturation, comme si les œuvres n’en disaient pas assez. Cela dit, il restitue magnifiquement l’atmosphère étouffante, oppressante, dans laquelle baignent les deux partitions. La direction d’Esa-Pekka Salonen l’y aide beaucoup, même si elle reste d’une implacable clarté, par sa violence volontiers rugueuse ou son mystère ténébreux… chez Bartók. Curieusement, le Finlandais, qui entretient une intimité profonde avec Debussy ou Ravel, paraît moins à l’aise pour diriger Poulenc, un peu fragmentaire, comme s’il attendait les grands élans lyriques de la fin – sans doute aussi gêné par le passage, sans transition, d’un univers à l’autre, une redoutable gageure.

Vocalement, Ekaterina Gubanova incarne une Judith opulente et sensuelle, à l’image de ce qu’en fait Warlikowski, un peu monochrome cependant. Plus inquiet qu’inquiétant, John Relyea n’a rien à lui envier, timbre et ligne racés. Barbara Hannigan, en revanche, laisse partagé : même si l’articulation semble plus affûtée que dans la salle, la déclamation manque de naturel, déjà mise à mal par la scène d’hystérie douloureuse que devient ici le monologue, où le téléphone a cessé de jouer son rôle. On se demande alors s’il faut adresser ses reproches à la chanteuse ou au metteur en scène, qui nous donne, presque comme une gifle, un formidable moment de théâtre à l’expressionnisme exacerbé, à mille lieues de la sobriété de l’œuvre, où Elle doit chanter et dire écroulée sur le sol, pantin ou bête blessée, pleurant des larmes de rimmel.

Cela dit, ni notice ni synopsis : n’est-ce pas se moquer du monde ?

D.V.M.