CD Malibran. Distr. Malibran.
Entre la représentation de l’Œdipe de Sophocle à la Comédie-Française, en 1909, et l’achèvement de sa tragédie lyrique en 1931, Enesco aura mis plus de vingt ans à composer l’œuvre de sa vie, que Philippe Gaubert créera au Palais Garnier en 1936 avec une distribution de rêve : André Pernet en Œdipe, Joé de Trévi en Berger, Marisa Ferrer en Jocaste, Charles Cambon en Thésée… Une œuvre singulière, ne ressemblant à aucune autre, où le leitmotiv wagnérien se mêle à la doïna des paysans roumains, où le quart de ton se greffe sur une tonalité élargie, où la grande tradition lyrique française se perpétue à travers des vocalités très variées, du chant au cri en passant par le Sprechgesang. Un démenti au néoclassicisme de l’Oedipus rex stravinskien, créé neuf ans auparavant.
Plus proche parfois de l’oratorio que de l’opéra, Œdipe n’a pas vraiment conquis les scènes lyriques, même si Vienne l’a représenté en 1997 et Bruxelles en 2011. A l’affiche de Toulouse en 2008, l’œuvre n’a jamais été donnée à l’Opéra de Paris depuis sa création… Mais le public parisien a pu l’entendre à la salle Pleyel en 1955, lors d’un concert de la Radio que Malibran nous rend aujourd’hui – un hommage à Enesco deux semaines, jour pour jour, après sa mort. Voici donc le cinquième enregistrement de l’œuvre, après les deux enregistrements roumains de Constantin Silvestri (1958, captation de la première à l’Opéra de Bucarest) et Mihai Brediceanu (1964), celui de Lawrence Foster (1989) et le live viennois de Michael Gielen (1997), sans compter Ian Hobson (2005) – six versions pour une œuvre rare et difficile, ce n’est pas si mal.
Une aubaine, malgré une prise de son embrouillée et des coupures excessives, surtout dans le prologue et le dernier acte – une demi-heure de musique en tout ! Né en 1911 à Timişoara (alors Temesvár), Charles Bruck, dont on sait tout ce qu’il fit en faveur de la musique contemporaine, est remarquable de tension théâtrale et de « modernité » – là où un Brediceanu, par exemple, s’inscrit plutôt dans l’héritage du postromantisme, comme en témoigne le finale de l’opéra proposé en bonus avec David Ohanesian, l’Œdipe roumain de l’époque. Quel dommage que la captation ne rende pas tout à fait justice à la clarté d’une baguette formée par Pierre Monteux. Rôle écrasant, Œdipe trouve, grâce au formidable Xavier Depraz, sa vraie tessiture de basse, roi à la jeunesse brisée, à la déclamation exemplaire, retournant contre lui sa colère au troisième acte, accédant peu à peu à la paix dans le quatrième.
La déclamation… fait justement le prix de ce concert, où brille la grande école française d’alors, avec l’incroyable Sphinge de Rita Gorr, qui lui donne parfois la séduction vénéneuse de Dalila, le Tirésias impressionnant d’André Vessières, la magnifique Antigone de Berthe Monmart. Henri Medus, le Veilleur, Pierre Froumenty, le Grand-Prêtre, chantaient déjà lors de la création – mais le second était alors Créon : ils sont grandioses, le premier ayant des graves comme on en entend rarement. Autour d’eux, chacun est impeccable. Si vous voulez connaître la vérité vocale et stylistique d’Œdipe opéra français, cherchez-la d’abord ici – tout le monde, chez Foster, n’a pas avec elle l’intimité d’un José van Dam – Gielen, pas complet non plus, mettant au supplice les oreilles francophones.
D.V.M.