En dépit de la grande popularité de Lakmé et des ballets Coppélia et Sylvia, Léo Delibes (1836-1891) est un compositeur injustement négligé par les musicologues. Qu’on en juge : il fallut attendre 35 ans après la mort du musicien pour que paraisse en 1926 une première biographie, due à Henri de Curzon, suivie en 1957 d’une modeste étude signée André Coquis. Depuis, bien peu de volumes d’envergure ont vu le jour, à l’exception notable de quelques travaux universitaires américains et du numéro que L’Avant-Scène Opéra consacra à Lakmé en 1998 (ASO n° 183). C’est donc dire l’importance de cet ouvrage de Pauline Girard, qui explique cette lacune par le jugement souvent sévère que l’on a pu porter sur l’œuvre d’un musicien qui n’a pas fait école et dont « la personnalité lisse et aimable » (p. 12) offre par ailleurs moins d’attrait aux biographes que d’autres figures plus colorées comme Berlioz ou Offenbach.
Afin de cerner au mieux la vie et la carrière musicale de Delibes, l’auteure s’est livrée à de très solides recherches en compulsant notamment les lettres à l’éditeur Heugel, les manuscrits musicaux conservés à la Library of Congress de Washington et les « gisements de correspondances » (p. 13) de la collection Nydahl (Stockholm) et de la Pierpont Morgan Library (New York). Malgré tous ses efforts, Pauline Girard reconnaît elle-même que bien des frustrations demeurent et qu’elle a tracé « le portrait d’un musicien plus que d’un homme » (p. 14). Nonobstant ces lacunes et quelques maladresses dans la structure des chapitres et dans l’écriture, il faut reconnaître l’apport considérable que constitue ce livre dans notre connaissance d’un compositeur essentiel de la seconde moitié du XIXe siècle.
Né en 1836 à Saint-Germain-du-Val, dans la Sarthe, Delibes perd son père en 1847 et monte à Paris avec sa mère quelques mois plus tard. En 1848, il est admis au Conservatoire et engagé comme choriste à l’Opéra, où il participe sans nul doute à la création du Prophète de Meyerbeer l’année suivante. Élève doué mais paresseux, comme le qualifient plusieurs de ses professeurs, il est surtout marqué par le cours de composition d’Adolphe Adam, mais effectue un parcours académique assez médiocre puisqu’il ne se présente pas au prix de Rome et quitte l’institution de la rue du Faubourg-Poissonnière dès ses 20 ans. À ce moment, il est déjà accompagnateur (depuis 1855) au Théâtre-Lyrique et fait jouer sa première opérette aux Folies-Nouvelles, Deux sous de charbon, « asphyxie lyrique en un acte ». Dès lors, il enchaîne les créations à un rythme frénétique : de 1856 à 1869, c’est une vingtaine d’ouvrages lyriques que, seul ou en collaboration, il donne aux Bouffes-Parisiens, au Théâtre-Lyrique, au Kursaal d’Ems, à l’Athénée et aux Variétés. Pour chacune de ces œuvres scéniques, on trouve dans l’ouvrage de Pauline Girard un résumé de l’intrigue, une analyse sommaire de la partition et un aperçu de la réception critique. À partir de 1863, la principale source de subsistance de Delibes provient de ses fonctions de chef de chœur à l’Opéra, où le directeur Émile Perrin lui fait écrire de la musique de ballet, d’abord un air pour la reprise en 1864 de La Maschera de Paolo Giorza, puis les 2e et 4e tableaux de La Source (1866). Après ces essais plus que probants viendront les chefs-d’œuvre Coppélia (1870) et Sylvia (1876), qui susciteront la plus grande admiration chez Tchaïkovski. S’il quitte l’Opéra au début des années 1870, il a l’insigne honneur d’être le seul compositeur vivant à figurer au programme de l’inauguration du Palais Garnier le 5 janvier 1875, avec un extrait de La Source.
À l’Opéra-Comique, où il fait des débuts tardifs en 1873 avec Le Roi l’a dit, il donne Jean de Nivelle (1880) et surtout Lakmé (1883), qui lui vaut un triomphe durable et coïncide avec une diminution très sensible de son rythme de création. À sa décharge, précisons qu’il consacre beaucoup d’énergie au mouvement orphéonique et qu’il devient en 1881 professeur de composition au Conservatoire, où il forma notamment Camille Erlanger (prix de Rome en 1888) et Maurice Emmanuel, avec lequel il ne s’entendit pas.
Bien que des pans de la personnalité du musicien demeurent encore obscurs, Pauline Girard lève un peu le voile sur sa vie affective grâce à une recherche minutieuse effectuée sur la famille d’Ernestine Denain (1844-1919), qu’il épouse en 1871. Fille de l’actrice Élisa Denain (ancienne sociétaire de la Comédie-Française), Ernestine était de père inconnu, qu’on identifia selon la tradition familiale au roi Guillaume III de Hollande. Quoi qu’il en fût de ses origines, elle était une riche héritière qui délivra Delibes de tout souci d’argent et qui semble lui avoir procuré un apparent bonheur conjugal.
Outre un épilogue très pertinent où l’auteur se penche sur la postérité de l’œuvre du compositeur, l’ouvrage comprend de précieuses annexes : un cahier de 32 illustrations grand format, des généalogies, une chronologie, la liste des élèves de Delibes et un catalogue. Celui-ci compte 160 numéros d’opus – dont 30 ouvrages lyriques aboutis ou esquissés –, incluant pour la première fois un certain nombre d’œuvres attribuées jusqu’ici à d’autres compositeurs. Souhaitons que ce livre de belle facture suscite un regain d’intérêt envers ce musicien non seulement doué d’un sens mélodique exceptionnel, mais d’un réel talent d’orfèvre pour l’orchestration.
L. B.