CD Pentatone PTC 5186688. Distribution Outhere.
Le 30 avril 1934, l’Opéra de Paris levait son rideau sur une soirée chorégraphique à deux entrées, opposant l’épure de la Perséphone d’Igor Stravinsky à la fantaisie de la Diane de Poitiers de Jacques Ibert.
Stravinsky avait composé sa précieuse narration des destinées infernales de la fille de Déméter sur un texte élégant de Gide auquel il ajusta un orchestre émacié, empli de formules archaïsantes, où la danse d’Ida Rubinstein se calligraphia naturellement, aidée par la scénographie, décors et costumes d’André Barsacq – vingt-trois ans à l’époque – qui y poétisa un certain néo-classicisme partagé avec la chorégraphie de Kurt Jooss. La musique de Stravinsky avait si bien saisi ce moment qu’elle en a conservé la magie dans son flot savamment mesuré. Œuvre magnifique, chef-d’œuvre même où se sédimente la langue « blanche » découverte au début des années vingt, retour à l’antiquité grecque dans une grande lumière qu’illustrèrent Oedipus Rex puis Apollon musagète et dont Orpheus sera l’épilogue par delà la guerre. On peine à comprendre pourquoi André Gide s’effraya d’un spectacle qu’il abandonna avant même les premières répétitions, le jugeant trop religieux. Perséphone aurait-elle trahi sa Proserpine ? Qui sait en effet écouter y trouvera bien des échos de la Symphonie de psaumes. La présence d’une récitante dont la voix humaine double la danse de la déesse se fondait dans une tradition établie autour d’Ida Rubinstein depuis la vaste fresque du Martyre de saint Sébastien (1911) ; mais là où Debussy faisait son miel des oriflammes versifiées de d’Annunzio, Stravinsky, dans la gangue précise de la langue de Gide, cherchait le bref, l’allusif : trois tableaux, la vie heureuse dans l’insouciance de la terre, la descente aux enfers où s’accepte le destin de Reine d’Hadès, puis le retour parmi les vivants dans le temple de Déméter, avec la floraison du printemps avant les noces avec Triptolème. Stravinsky referme la partition pianissimo, Perséphone retournant auprès de Pluton.
Depuis l’enregistrement princeps d’André Cluytens (avec l’émouvante Claude Nollier et l’Eumolpe impeccable de Nicolai Gedda), je croyais la messe dite : Stravinsky lui-même décevait, métrique et sans poésie malgré l’incarnation de Vera Zorina, tout comme ses suiveurs Robert Craft et Kent Nagano. Une archive allemande dirigée par Dean Dixon dévoila l’Eumolpe de Fritz Wunderlich : mieux qu’une curiosité, on s’en doute. Mais tout cela ne nous faisait pas une Perséphone jouée et dansée, magique et funèbre, tendre et mystérieuse comme avait su la préserver André Cluytens. C’est ce même alliage subtil que retrouve aujourd’hui Esa-Pekka Salonen, depuis longtemps versé dans les secrets de l’écriture stravinskyenne. Comme Cluytens, il met de la chair à cette musique, creuse sa palette, varie ses matériaux, soie ou métal, et ajoute une dimension supplémentaire : il arrête le temps, suspend le voyage vers l’enfer, sculpte le chœur à quatre voix qui n’aura jamais été aussi suggestif (écoutez les « Ombres plaintives ») ni si juste, à l’égal de l’intonation des souffleurs qui enfin restituent les dessins si précis de Stravinsky. L’Eumolpe d’Andrew Staples impressionne plus par la spiritualité des phrases que par l’éclat, c’est bien ainsi, et Pauline Cheviller, vue à Lyon dans le spectacle de Peter Sellars, mêle pudeur et ardeur avec une grâce qu’on n’oublie plus. D’ailleurs la stylisation émouvante de cette version enregistrée sur le vif restitue tout autant l’épure de la partition que la limpide narration dont l’avait éclairée ce soir-là le metteur en scène américain.
J.-C.H.